In Nomine Patris

Le quartier des cultes baignait dans un halo de lumière claire, couvé par un soleil étincelant qui relevait encore la beauté sainte des nombreux lieux de ferveur religieuse. Pourtant, les températures étaient douces, peut-être trop influencées par un vent vif et frais. Arwen n'en était cependant pas incommodée, protégée par un long chaperon blanc qui couvrait son visage et descendait dans son dos jusqu'à hauteur de chevilles. La tenue lui paraissait étrange, mais ici, elle était d'une banalité confondante. Comme elle l'avait espéré, la jeune femme passait donc inaperçue, mais n'eut-elle pas dissimulé son visage qu'il n'en aurait pas été autrement : vêtue d'une longue robe blanche à manches amples et séparée de ses deux serpents, elle découvrait une silhouette féminine dotée d'une grâce inconciliable avec la personnalité qu'on lui connaissait. Son angoisse lui donnait des airs de retenue prude, et son incertitude quant au chemin à prendre la faisait avancer avec une lenteur élégante.

Elle s'arrêta face à l'église chrétienne, prit un long moment à la contempler d'un regard respectueux et admiratif. Bien qu'elle n'ait jamais pu ouvrir son coeur à cette religion, elle avait toujours apprécié l'architecture des églises et le calme propice au recueillement qu'elles recelaient. Elle poussa doucement la porte de l'édifice et pénétra à l'intérieur. Examinant en silence le décor somptueux qui s'offrait à ses yeux, elle abaissa sa capuche. Ses longs cheveux blancs recouvraient l'argent de son collier, mais la croix celtique qui y pendait était bien apparente. Elle s'avança alors dans l'allée centrale pour rejoindre un prêtre et réclama à mi-voix, poliment mais fermement, un entretien avec Sa Sainteté.

Arwen accorda au prêtre un petit sourire indulgent, imperturbable. Enfin, sans le quitter du regard, elle répondit patiemment :

- Mon père, c'est bien parce que sa Sainteté est très occupée que je viens à elle. Puisse l'entretien que je lui réclame aujourd'hui alléger les maux de demain.

Vraiment ? Il était encore si instable, et il n'avait rien promis... Elle prêta l'oreille au silence apaisant de l'église, y délaissa les restes d'incertitude qui l'angoissaient, et poursuivit.

- Je regrette, je ne puis parler qu'à lui du sujet qui m'amène. Aussi resterai-je jusqu'à ce qu'il ait la possibilité de me recevoir.

Une lueur de défi traversa brièvement le regard de la kendoka, trop fugitive pour la trahir. D'une voix douce, et pour apaiser la fermeté un peu trop franche de ses derniers mots, elle ajouta :

- Peut-être pourriez-vous simplement avertir sa Sainteté qu'une Arrivante native d'un monde chrétien est venue lui porter une requête et l'attend. Et si je dois patienter et que vous en avez le temps, je serais ravie de m'entretenir ensuite avec vous.

La jeune femme ne nierait pas sa dévotion pour Gaia, ni ne prétendrait à une foi qui ne la touchait pas, mais sa curiosité pour la chrétienté sur Calypta était sincère, elle n'aurait pas à feindre l'interêt dans les interrogations qu'elle adresserait au prêtre.

Retenant une exclamation de triomphe, Arwen aquiesça d'un air entendu. Elle avait obtenu audience auprès de l'évèque ! Son enjouement quant à sa maigre victoire laissa très vite place à l'angoisse. Elle était parvenu à présenter sa requête, très bien. Mais cela ne l'avancerait pas davantage si elle ne trouvait pas les mots. D'ailleurs existaient-ils seulement des arguments qu'il saurait entendre ?

L'interrogation du prêtre coupa court aux reflexions de la jeune femme, qui hésita un instant avant de répondre. Elle avait espéré échapper aux présentations, mais la question était trop directe pour qu'elle puisse éluder. De nature franche, elle aurait voulu simplement donner le nom qui était devenu sien à son arrivée sur Calypta. Mais la réputation qu'il avait acquis depuis risquait de compromettre sa demande, déja bien assez délicate.

- Mon nom...

Mal à l'aise, Arwen prit une inspiration avant de confesser pour la première fois depuis qu'elle avait quitté son monde natif :

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Suivant le prêtre à coeur battant, Arwen se concentra à retenir les appellations dont il l'avisait, la main serrée autour de la croix à son cou. Lorsqu'elle s'avança dans la pièce où l'évêque l'invitait, elle relâcha le pendentif et s'inclina respectueusement en réponse à son accueil.

- Votre Excellence, je vous remercie pour cette audience.

Un verre lui fut offert, qu'elle accepta par courtoisie mais ne porta pas à ses lèvres. Puis, mettant fin aux politesses de convenance, le vieil homme s'enquit des raisons de sa venue, à son grand soulagement.

- Je suis venue vous proposer une alliance. Mais sans le détail de mes motivations, elle pourrait paraitre surprenante, aussi me permettrai-je d'abord, en tant qu'arrivante, de vous parler d'un monde où le christianisme s'impose en religion dominante depuis des siècles... Dans l'espoir que l'Eglise Calyptienne s'inspirera de son exemple.

Arwen marqua une pause, s'enfermant dans des souvenirs aussi vivaces que s'ils avaient été siens. La petite pièce dans laquelle elle discutait disparut et elle revoyait l'Angleterre du XIXe siècle.

- C'est au XIXe après la naissance du Christ que les symptômes d'un Mal jusqu'alors inconnu frappèrent particulièrement un pays appelé l'Angleterre. La première victime, une jeune femme de dix-neuf ans, parut d'abord simplement affaiblie par une sévère anémie. Mais les meilleurs soins se révélèrent vains, son état empira, et elle affecta bientôt d'étranges manières, fuyant la lumière du jour et souffrant du moindre contact avec tout objet de symbolisme chrétien. On fit appel au professeur Hellsing, connu pour sa science des maladies obscures, mais malgré les transfusions régulières qu'il lui fit administrer, elle périt vidée de son sang. Après son enterrement, des rumeurs affirmèrent cependant qu'une femme correspondant à sa description avait été aperçue la nuit, suçant le sang de jeunes enfants. Le professeur Hellsing décida de mener l'enquête et ouvrit le cercueil de sa défunte patiente, qu'il découvrit vide. Ses soupçons confirmés, il attendit son retour avant le lever du soleil et transperça d'un pieu le coeur de la créature qu'elle était devenue, brisant la malédiction. Mais l'origine du mal perdurait, et Hellsing se mit à la poursuite du Maitre vampire. Leur lutte se conclut par la victoire du professeur, qui décida d'épargner le Nosferatu en échange de son obéissance à la famille Hellsing.

La nature vampirique apparaissait véritablement pour la première fois à l'humanité. Tout du moins une partie de l'humanité... Car l'Eglise jugea que l'existence des vampires devait rester confidentielle. Elle fonda une organisation secrète chargée de combattre les forces du mal à la tête de laquelle fut nommé Hellsing, le chasseur de vampires, et qui disposait de tout l'appui de l'Ordre Chrétien. L'organisation protégea le pays à elle seule des décennies durant, lorsqu'un jour la vie de son héritière fut menacée. Alors intervint le vampire soumis à la famille Hellsing, qui la sauva de ses agresseurs. Dès cet instant, l'Organisation Hellsing employa le vampire allié dans ses missions comme force de frappe principale. A lui seul, il exterminait ses congénères sans difficulté et plus efficacement que ne l'avait jamais pu aucun homme. La famille Hellsing s'éteignit sans successeur, mais le Nosferatu poursuivit le combat et acheva leur mission quelques années plus tard, épurant le monde de sa propre race. Alors il passa les portes de Calypta...

Arwen but une gorgée de vin, marquant une pause dans son discours dont elle n'avait encore énoncé que l'introduction. Il était temps de présenter sa requête.

- La race des vampires est une aberration que l'Eglise a le devoir de combattre. Je ne pense pas me tromper en affirmant que c'est une vérité chrétienne qui ne diffère pas d'un monde à l'autre. Sur Calypta, le secret de l'existence des vampires n'est pas utile, mais surtout : il est impossible tant ils pullulent. Leur expansion est telle que le quartier nocturne ne suffit même pas à les contenir, quand le nombre de chrétiens reste, lui, encore modeste. Mais peut-être n'est-ce pas tant la menace des damnés et de leur faible pour le sang fervent qui porte atteinte à l'image de l'Eglise : la croissance et la pérennité accablante de monstres rejetés par le Seigneur incite au doute.

Tout en approchant de l'évêque, la jeune femme saisit d'une poche de son chaperon un objet sur lequel elle referma la main.

- Permettez au vampire Hellsing d'exterminer la vermine Antéchrist, c'est là ma requête. La bénédiction de ses armes par le pape ne peut nuire qu'aux ennemis de l'Eglise, et n'adoucira en rien le chatiment dont il souffre. Son âme est damnée, elle le restera. Mais jusqu'au jour où l'enfer l'accueillera, sa malédiction peut servir contre ses congénères. Il constituerait un atout majeur, et pas seulement en raison des dons destructeurs conférés par ses siècles d'age : le retournement en faveur de l'Eglise d'un vampire aussi illustre qu'Alucard serait une preuve impressionnante de la suprematie chrétienne.

Elle ouvrit la main, découvrant une balle en argent béni.

- Cette munition bénite est la dernière qu'il reste pour charger l'arme d'Alucard, spécialement concue pour éliminer les vampires... A moins que l'Eglise n'en bénisse d'autres.

- le vrai croyant rejette les pièges du malin et voit sa foi grandir a travers les épreuves qu'il lui tend.

Arwen rata un battement de coeur, mais elle s'évertua de son mieux à dissimuler son dépit.

- Cependant...

Cependant ???!! Tout n'était donc pas perdu ! La jeune femme écouta l'évêque avec une attention avide. Lorsqu'il l'interrogea, ses espoirs ravivés se tarirent un peu. Elle s'était bien douté qu'il lui faudrait donner réponse à ces questions, mais l'instant n'en était pas moins ennuyeux.

- A mon arrivée sur Calypta, je me suis mise en quête des Espers Magisters dont les éléments étaient communs aux miens. Je découvris qu'Alucard était l'un d'entre eux et le convainquis de me prendre pour élève. Notre relation est donc avant tout celle de Maître à élève... Mais cela fait deux ans qu'il m'enseigne la magie, et il m'a sauvé la vie à plusieurs reprises depuis. Je pense donc qu'aujourd'hui, notre relation pourrait également être qualifiée d'amicale.

Elle hésita avant de poursuivre. Elle avait déja révélé un passé dont elle était parfaitement consciente qu'Alucard voulait garder secret, et même son statut d'Esper, qu'il préférait ne pas ébruiter. Mais les réponses qu'attendait l'évêque trahissaient des vérités bien plus profondes et intimes au sujet de son Maître. Arwen atténua sa culpabilité d'un souvenir récent dont elle gardait rancœur. Son indiscrétion pourrait bien énerver Alucard, oui. Eh bien, au moins lui inspirerait-elle des émotions ! L'apathie dépressive de l'Esper le déparait horriblement. La fureur lui irait bien mieux.

- Le mépris d'Alucard envers les ennemis de l'Eglise a toujours été. De son vivant, il gouvernait un pays sous la domination d'un empire hérétique, contre lequel il tenta de se rebeller. Membre de l'ordre en charge de la protection des intérêts de la Chrétienté, il est mort lors de la croisade qu'il mena contre cet empire.

Le regard qu'elle adressait à l'évêque se fit plus pénétrant lorsqu'elle déclara avec conviction :

- Alucard exècre les vampires au moins autant que l’Église les abhorre.

Elle se tut un instant, et reprit peu après :

- Quant à moi, je suis convaincue qu'Alucard est le plus à même à combattre la race des vampires, et que cette mission seule peut lui faire retrouver un semblant d'équilibre dans son existence... Et si sa nature veut qu'il fasse couler le sang, je préférerais que ce soit celui des damnés plutôt que celui des innocents.

Elle avait décidé de garder pour elle sa motivation principale. Après tout, l'explication était lacunaire, mais elle était honnête, comme l'avait demandé l'évêque.

Un peu étonnée par la question de l'évêque, Arwen répondit néanmoins spontanément :

- Mes parents m'avaient offert une croix similaire lorsque j'étais petite. La chaîne ne m'alla plus lorsque je grandis, alors je suis retournée dans la région d'où elle provenait pour acheter un collier à ma taille.

Elle fut davantage prise de court par les questions qui suivirent. C'étaient des questions légitimes, évidentes, auxquelles elle aurait dû s'attendre. Et pourtant, elle réalisa avec surprise qu'elle-même n'en connaissait pas les réponses : elle n'y avait pas réfléchis.

Dans son monde, ses croyances se rapprochaient à la fois du bouddhisme et de l'agnosticisme. Elle ne se serait pas définie comme chrétienne, mais n'aurait pas pu affirmer avec certitude ne rien croire de la religion chrétienne. Sur Calypta, l'existence même d'Alucard ne permettait aucun doute : Dieu existait. Elle ne suivait pas ses préceptes et n'en avait pas l'intention, le culte de Gaia retenait toute sa ferveur, mais elle croyait bien en Dieu, et donc également au Christ. Est-ce qu'elle L'aimait ?

Que savait-elle de ce Dieu et que lui inspirait-Il ? Un être qui laissait tant de catastrophes détruire des vies innocentes, n'intervenait pas pour défendre ceux qui lui vouaient sa vie et condamnait sans pitié les âmes égarées, un tel être était-il digne de susciter son amour ? Un déferlement de pensées assaillit l'esprit de la kendoka, qui gardait le silence, songeuse. Alors qu'elle commençait à se définir une opinion sur ses sentiments, elle se souvint de la seule prière qu'elle avait jamais formulée à l'adresse de ce Dieu. Elle réalisa alors avec incrédulité que la simple existence avérée de ce Dieu impliquait la réponse espérée à sa prière. S'Il existait, alors elle savait leur âme en toute quiétude.

Jugeant que l'endroit n'était pas le plus approprié pour la "danse de la Victoire", Arwen se contenta de répondre à la décision de l'évêque par un sourire ravi. Elle acquiesça à ses précisions sans vraiment les écouter toutefois et ne réfléchit pas à d'éventuelles questions à poser, aux anges. Le suivant hors de l'église, elle observa furtivement le prêtre qu'elle avait rencontré à son arrivée. Hm... Elle reviendrait.

La kendoka se sentit beaucoup moins à son aise dans l'intimité du carrosse. Elle n'avait rien à dire pour combler le silence qui pesait. L'évêque fit montre de plus de sociabilité, mais la jeune femme n'apprécia pas davantage la conversation. Le progrès dont il parlait lui déplaisait et lui rappelait la modernité de son monde qu'elle avait fui. C'était frustrant de la retrouver sur Calypta, même à ce niveau encore primaire. Elle éluda :

- Il me semble connaitre cet inventeur dont vous parlez. J'ai en tout cas aperçu une invention semblable à celle que vous me décrivez il y a quelque temps, son inventeur la conduisait. Une enfant aux talents prometteurs.

Une gamine mal fagotée qui perdait son temps dans l'invention de machines défectueuses et grossières. Heureusement, le carrosse les amena assez vite à leur destination, et Arwen n'eut pas à partager le détail de sa pensée. Elle dût patienter dans une antichambre pendant de longues heures, qu'elle passa à s'entrainer à la magie du mana. Un peu partout dans le palais, elle percevait les éléments des personnes qui constituaient le clergé. Elle s'amusa à inverser l'élément du clerc le plus proche, puis celui d'un clerc un peu plus éloigné, puis celui d'un clerc beaucoup plus éloigné... Lorsqu'enfin l'évêque revint avec une réponse favorable. Et une demande beaucoup moins favorable. Rencontrer Alucard, maintenant ??? Le vampire ne savait même pas qu'elle avait fait une requête en son nom auprès de l'église !!! Elle avait bien prévu de lui en parler, évidemment, mais elle n'avait pas pensé que l'évêque réclamerait un entretien la journée même de sa requête !

- En effet, il habite le quartier nocturne...

L'évêque choisit un carrosse différent pour leur nouvelle destination, mais Arwen y retrouva la même sensation de malaise pour accompagner son appréhension. Il fallait absolument qu'elle parvienne à prévenir Alucard avant qu'ils n'arrivent à son manoir. Et s'il était occupé à se nourrir lorsque l'évêque arrivait ? Arwen se concentra désespérément sur son lien télépathique pour envoyer au mage de sang le souvenir de son entretien à l'église. Aucune réponse ne lui parvint, ni aucun sentiment d'Alucard. Depuis qu'il avait sauvé Mythril, le vampire lui avait complètement fermé son esprit, mais elle avait espéré qu'il sentirait l'urgence de cet appel. Refusant de se résigner, la kendoka alerta mentalement son Maître tout au long du trajet. Lorsqu'elle descendit de carrosse avec l'évêque, elle n'avait toujours obtenu aucune réponse.

La porte du manoir était entrouverte, telle qu'elle l'avait laissée à son départ, ce dont elle fut soulagée. Elle s'imaginait mal verser de son sang sur le bois de la porte pour l'ouvrir devant l'homme d'église. Elle passa donc la porte à la suite de ce dernier et fit quelques pas dans la demeure immense et vide du vampire. Une silhouette qu'elle n'avait pas vue depuis longtemps leur faisait face.

- Bonsoir, votre Excellence.

L'appellation avait été prononcée avec une légère nuance de sarcasme qu'Arwen seule put reconnaitre. Le retour d'Alucard était-il de bon augure ? Retrouver le manteau rouge si familier et les deux iris sanguines teintées d'ironie la rassurait autant que cela l'inquiétait. Son Maître était sorti de son apathie, à sa grande joie certes, mais peut-être également à son grand regret.

Les lèvres taquinées par la menace d'un sourire amusé, Alucard scrutait l'évêque sans ciller. L'homme d'église dégageait une assurance qui, au beau milieu d'un quartier de vampires et face à l'un des pires d'entre eux, frolait dangereusement la provocation et forçait son respect. D'un ton doucereux, le mage répondit :

- J'avoue être quelque peu pris de court....

Son regard incandescent n'avait pas quitté le prélat, mais il sentit à l'embarras presque palpable de la kendoka que ces quelques mots avaient atteint leur destinataire.

- ... par un retour aussi prompt, mais je n'en apprécie que davantage l'honneur de votre visite, votre Excellence.

Son interlocuteur congédia la jeune femme, qui n'attendait que cela et s'inclina rapidement avant de filer.

- Marion...

Chantonna-t-il alors qu'elle était presque parvenue à passer la porte. Elle s'immobilisa et se retourna raidement.

- Tu devrais rentrer directement chez toi, nous parlerons demain. Et j'aurais l'esprit plus tranquille si tu t'armais pour traverser le quartier... Ta ferveur religieuse n'est pas au goût de tous ses occupants et il serait malheureux qu'un vampire rancunier n'en prenne revanche, n'est-ce pas ?

A ses yeux écarquillés, il sut que la demoiselle avait compris. Difficile d'arguer devant l'évêque que le manoir était son chez-elle, elle devrait dormir ailleurs pour la nuit. Elle hocha la tête à l'adresse du "vampire rancunier" contre lequel elle avait été mise en garde et, d'un air penaud, se redirigea vers les escaliers pour aller récupérer les serpents jumeaux qui reposaient dans sa chambre à l'étage.

Alucard invita le prélat dans une pièce austère où les attendaient deux sièges se faisant face aux extremités d'une table de bois sombre luxueuse et où l'absence de tout met ou ornement rappelait d'une façon un peu oppressante les besoins inexistants du mort-vivant. Confortablement assis, il écouta avec intérêt l'arrangement qui lui était proposé. Cela allait plus loin que ce qu'il avait pu deviner de l'entretien entre la jeune femme et l'évêque : ce dernier souhaitait pousser l'alliance jusqu'à la création d'une branche secrète vouée à l'extermination des démons dont il trouva le concept très similaire à celui de l'organisation d'Iscariot...

L'initiative d'Arwen lui avait déplu, mais il en résultait une opportunité unique qu'il ne s'était pas soupçonner désirer et qu'il aurait été puéril de refuser par seul esprit de contradiction. Son affrontement récent avec l'Esper des ténèbres avait attisé son aversion envers les monstres tels que le dragon noir. Les monstres tels que lui-même. Face à pareille abjection, un besoin violent et implacable s'était imposé en lui : celui de débarrasser le monde de ces abominations. Un besoin ancien, évident, intarissable... humain. Le seul pitoyable reste de l'homme qu'il avait été ? Se sentant menacé par ses propres réflexions, Alucard décida :

- Je n'ai pas besoin de sang humain.

Un rictus assombrit son visage.

- Je doute qu'il y ait encore quoi que ce soit dont j'aie besoin, à ce palier de mon existence.

En tant qu'Esper du Sang, ses dons seuls suffisaient à le régénérer parfaitement. Cela faisait d'ailleurs longtemps qu'il s'était lassé de tuer des humains pour leur sang.

- Je ne vois donc aucune objection à cesser de me nourrir aux dépens de vies humaines. Toutefois, je ne promets pas de refuser un sang qui me serait offert de plein gré.

Aux yeux du vampire, le sang ne constituait pas seulement un diner potentiel. C'était également et avant tout une source d'informations, et la possibilité d'un lien établi. Le regard interrogateur, il attendit la réponse de l'évêque sur ce dernier point.

Alucard se leva à son tour et, faisant mine de ne pas comprendre l'agenouillement formel auquel s'attendait le pontife, lui serra énergiquement la main. Le vieillard voulait aller beaucoup trop vite dans leur relation, ils venaient seulement de se rencontrer ! Le vampire le raccompagna néanmoins galamment jusqu'à la porte après lui avoir confirmé leur prochain rendez-vous nocturne.

Lorsqu'il regagna sa chambre, un objet avait été déposé sur le livre qui trônait sur l'accoudoir de son siège. Une balle d'argent bénie renvoyait un reflet lunaire, depuis la couverture de cuir sombre d'un ouvrage épais marqué d'une croix.

Délaissée pour une pleine journée d'anxiété avant de pouvoir retrouver son Maître, Arwen s'était attendue à passer une nuit blanche. Mais Ryu s'était révélé un choix de compagnie excellent et comme à chaque fois qu'elle en consommait plus que de raison, l'alcool l'avait endormie. Elle avait ensuite profité du jour pour s'entrainer avec le changelin, et ne l'avait quitté qu'au coucher du soleil. Maintenant de retour au manoir, elle arpentait l'entrée d'un pas méfiant, ne sachant trop quoi redouter mais le redoutant tout de même.

La place était déserte et un silence qu'elle n'osait pas rompre planait. Elle monta à l'étage et concentra sa magie du sang sur les environs. Elle suivit la masse sanguine familière qu'elle ressentait dans la chambre du vampire et s'étonna de découvrir ce dernier endormi sur son siège. Le visage empreint d'une sérénité dénuée d'arrogance et le maintien décontracté, il lui paraissait ainsi étonnamment humain. Elle avait l'impression de contempler un inconnu. Voyant que son Maître ne se réveillait pas, la kendoka se permit un sourire affectueux et se détourna lentement pour le laisser à son repos. Elle heurta alors une grande silhouette surgit de nulle part, cachée par les ombres de la pièce mais dont les yeux rouges brillaient dans le noir. La jeune femme bondit en arrière et hurla, le cœur battant la chamade. Un rire rauque lui répondit, puis Alucard sortit de la chambre. Arwen attendit quant à elle que la frayeur ait relâché son cœur et ses mains tremblantes avant de le suivre dans la bibliothèque voisine.

Elle s'installa sur un fauteuil voisin à celui de son Maître, face à la cheminée vide.

- Eh bien?

Décontenancée par la question, Arwen fronça les sourcils.

- Eh bien quoi ?

- Vas-tu enfin m'expliquer les raisons de ton initiative ?

Les yeux ronds, elle s'étonna.

- Comment ? Vous ne les savez pas ??!! Vous ne vous souvenez pas ?!

Le silence du mage confirma ses accusations. Agacée, elle soupira et ferma les yeux. Dans le souvenir qu'elle lui envoyait, Alucard regardait fixement le ciel par la fenêtre de sa chambre, assis sur le même siège qu'un instant plus tôt. Ou plutôt Dracula fixait le ciel, l'esprit au loin de la réalité présente. Arwen, debout près de lui, insistait.

- Puisque vous n'accordez plus d'importance à rien et n'avez apparemment pas l'intention de témoigner à nouveau la moindre preuve d'intelligence, cela ne vous ferait rien de tout simplement m'accorder un nouveau sort n'est-ce pas ? Si plus rien n'importe, alors vous n'avez aucune raison de me le refuser, n'est-il pas vrai ?

Aucune réponse. Pas la moindre réaction.

- Que puis-je vous échanger contre un nouveau sort ? Je pourrais vous distraire d'une mission périlleuse dont vous vous ririez, partir à la recherche de trésors dont vous seriez sûr que je ne saurais les trouver ou que sais-je encore- tout ce qui pourrais vous distraire tant que j'en obtiens un pouvoir !

Ces perspectives ne semblèrent pas atteindre le vampire. Abattue, Arwen s'approcha un peu plus. Elle posa sa main sur l'épaule de son Maître et la pressa doucement, cherchant à attirer son attention.

- Depuis combien de temps ne vous nourrissez-vous plus ? Relevez-vous Maître, la morosité ne vous sied guère et l'heure n'est pas au relâchement. Vous vous êtes fait un ennemi de taille. Qu'attendez-vous pour aller l'humilier ?

Les yeux plantés dans ceux du Voïvode, elle attendit avec détermination une réponse, un geste, n'importe quoi. Mais le silence seul lui répondit à nouveau. Un éclair de colère passa dans les yeux de la kendoka, qui relâcha l'épaule du vampire. Elle se redressa et, adoptant un air hautain, elle reprit, le ton mielleux :

- De toute évidence, vous avez besoin de rester seul un moment. De réfléchir au loin. De prendre du recul... Votre charge d'Esper Magister est certainement un fardeau de trop dans cette période de recueillement. Mais vous avez formé une élève aguerrie : pourquoi ne pas me délaisser cette ennuyeuse responsabilité ? J'ai appris de vos enseignements, ce serait l'aboutissement de la formation que vous m'avez fait suivre, et je suis certaine d'y faire honneur tandis que vous en seriez débarrassé. Alors, qu'en dites-vous ? Me laisserez-vous vous soulager de ce pesant rôle, Maitre Alucard ?

Persuadée que rien ne le ferait réagir, la jeune femme s'amusa au moins de le provoquer avec de grands airs qu'elle n'aurait jamais pris habituellement. Mais énervée et rassurée par l'apathie du No Life King, elle se permettait quelques impertinences longtemps retenues. Elle acquiesça d'un faux air compréhensif.

- Oui, bien sûr. Le silence est d'...

La paume ouverte, Dracula lui avait soudain tendu a bout de bras le Jackal, l'arme favorite d'Alucard. Surprise, Arwen ne bougea pas.

- Je veux retrouver mon arme chargée des munitions de la même composition que celles que j'ai perdues. De l'argent massif rempli de mercure pré-béni. Par le pape bien sûr.

La jeune femme examina l'arme tendue avec méfiance, comme si un piège était à redouter de cette offre. Elle échangea la nature sanguine de son sort d'élévation contre l'élément du mana et souleva ainsi l'arme trop lourde pour elle le temps d'en ouvrir le chargeur et d'y déloger la dernière balle. Elle reposa le Jackal sur l'accoudoir du siège d'Alucard, observa quelque temps la balle d'argent dans sa main, puis hocha la tête et s'éloigna.

- Et prie donc pour mon âme, tant que tu y es.

Arwen rouvrit les yeux sur un Alucard pensif.

Il ne se rappelait pas ce souvenir supposé commun, mais il devait bien être réel, quand bien même il ne s'y reconnaissait pas. Arwen n'était pas assez puissante magicienne pour lui communiquer des souvenirs falsifiés, et il avait d'ailleurs toujours su relever ses mensonges rien qu'à son rythme cardiaque.

- Cela fait donc si longtemps que tu as les cheveux blancs ? Je croyais que ton allée à l'église t'avait faite sainte. Je suis déçu.

L'humaine lui rendit un regard noir. Il sourit.

Il n'avait dû chercher qu'un moyen de se débarrasser d'elle en l'envoyant fournir ses munitions, et sûrement, il n'avait pas dû songer un instant qu'elle y parviendrait. La requête relevait même plus du sarcasme que d'une véritable mission. Mais maintenant qu'elle s'en était acquittée, il admirait le succès de ses efforts. Presque autant que l'audace avec laquelle elle avait osé s'adresser à lui et ne craignait même pas de lui rappeler. Il ne lui avait pas vraiment promis le sort qu'elle prétendait mériter en toute légitimité, mais elle était restée à ses côtés lorsqu'il avait eu besoin d'elle et l'avait aidé à se relever. Elle aurait pu se contenter de faire bénir les munitions sans faire mention du destinataire et sans provoquer cette alliance nouvelle. L'appât du pouvoir n'avait pas été son seul intérêt, et Alucard n'était pas insensible à cette preuve de loyauté... même si celle-ci s'était démontrée par une façon de faire assez déloyale. Il se sentait redevable. Pour l'intention, autant que pour la façon de faire. Et il avait déjà une idée sur la récompense à attribuer aux deux.

- Nécrophile, ton sort t'attend sur la plaine.

Et il disparut par le portail de sang qui ferma ses portes au nez de la kendoka.