Après la pluie...

Comme à chaque réveil, Arwen eut pour premier réflexe d'approcher prudemment la fenêtre de sa chambre, les yeux levés au ciel dans l'espoir d'apercevoir des nuages protecteurs qui lui permettraient de vagabonder librement dans l'empire. Le jour pointait à peine, mais l'horizon était déjà caché par de sombres nuages, promettant un temps pluvieux d'ici peu. La jeune femme sourit et partit aussitôt s'apprêter, délaissant l'auberge où elle logeait pour rejoindre à pied la plage du Nieb.

Aisément distraite par les paysages, la kendoka s'était pourtant rarement aventurée loin du palais près duquel elle suivait ses entrainements quotidiens, en dehors de ses fréquents trajets vers la plaine des duels et le quartier nocturne. Culpabilisant d'imposer au chevalier du Sahoc sa compagnie, elle suivait ses pas sans oser lui proposer les directions qu'elle était tentée de prendre, lassée du palais et de ses environs. La pluie qui s'annonçait était donc l'occasion pour elle de satisfaire ses caprices sans en déranger son maître d'arme.

D'ordinaire, elle attendait dès l'aube le jeune homme devant sa chambre, tout du moins lorsqu'elle n'entrait pas directement pour l'attaquer. Mais les quelques journées où le ciel calyptien s'assombrissait, Arwen libérait le chevalier de la protection dont ses ombres la couvraient pour retrouver son maître en magie du sang sur la plaine des duels.

Récemment fâchée avec le vampire, elle changea donc ses habitudes et parvint finalement à la "plage du bonheur", dont la vue imprenable sur la mer la fascina aussitôt. Appréciant le mouvement irrégulier de ses cheveux secoués par le vent, elle marcha calmement le long de la mer, apaisée par l'environnement désert en cette heure matinale.

Elle poursuivit un long moment sa balade, longeant la mer d'un pas serein tandis qu'elle contemplait le paysage. Le soleil s'était levé, et la jeune femme admirait l'azur des vagues dont les reflets blancs l'éblouissaient, nature sublime qu'elle n'avait pas revu depuis son arrivée sur Calypta... Se figeant sur place, Arwen regarda d'un air incrédule le ciel dégagé d'où l'illuminait un soleil magnifique, réchauffant son corps qui ressentait déjà les premières sensations de brûlures des rayons matinaux.

Prise au dépourvu par le temps ensoleillé duquel elle s'était trop tôt supposée à l'abri, elle resta paralysée sous la panique, ne sachant comment s'en protéger. Elle était trop éloignée pour espérer atteindre l'ombre d'un bâtiment quelconque, et la plage ne lui offrait aucune ombre derrière laquelle elle eut pu se dissimuler. Arwen abaissa les yeux vers ses bras découverts par l'un de ses habituels bustiers blancs, se maudissant intérieurement de n'avoir pas même pris la précaution de choisir des vêtements plus amples avec lesquels elle aurait pu se protéger.

Surprise et soulagée de retrouver Néo, Arwen se calma un peu, rassurée par sa simple présence... jusqu'à ce qu'elle ne réalise la "solution temporaire" dont il la prévenait. Comprenant le partage de son ombre, qui la protégeait de moitié pour l'affaiblir lui-même de moitié, la jeune femme partit aussitôt en direction de l'auberge, furieuse et inquiète du secours de Néo. Tout en gardant un rythme rapide, elle lui adressa un regard autoritaire et répondit d'un ton ferme :

- Je n'aime pas votre "solution" Néo, retirez immédiatement les ombres qui me protègent, nous parviendront sûrement à un lieu plus sombre avant que je n'en souffre trop.

La kendoka n'avait pas la moindre idée de l'endurance dont elle était capable face au soleil, mais en cet instant, peu lui importait sa sécurité, celle du chevalier prévalant avant toute autre. Elle se sentait terriblement coupable de l'avoir dérangé alors même qu'elle l'avait évité dans l'intention de le reposer de sa compagnie, et s'en voulait bien plus encore de lui faire partager sa malédiction.

Néo avait raison, elle le savait, et bien qu'elle eut voulu le convaincre malgré tout de suivre sa directive, elle ne trouva aucun argument sensé à lui opposer. Rongée de culpabilité et frustrée de devoir accepter l'aide du chevalier, elle accéléra le pas et le dépassa, de façon à ce qu'il ne devine pas ses larmes.

Lorsqu'ils arrivèrent enfin à l'auberge, elle conserva la même allure rapide, bien que cela ne lui soit plus nécessaire et ouvrit la porte de la chambre qui lui était réservée pour s'asseoir sur le lit, reposant les coudes sur ses genoux pour enfouir son visage dans ses mains. Elle ne pleurait plus, mais n'osait pas relever les yeux vers le chevalier, dont elle devinait la présence.

Elle s'efforça d'adopter un ton neutre, et se décida à rompre le silence, abaissant les mains pour se redresser sans toutefois lever les yeux :

- Je me suis souvent demandé... si vous regrettiez d'avoir accepté de me prendre pour élève.

Arwen porta enfin son regard sur le chevalier, et ne put réprimer un léger sourire. Elle s'était longtemps considérée comme un poids pour ce dernier, et sa réponse la rassura un peu, bien qu'elle ne put tout à fait se départir du sentiment de représenter une charge qu'il ne méritait pas de supporter. Mais ce n'étaient pas ses propos qui avaient adouci l'expression de son visage. Comme souvent, Néo s'était adossé contre la porte, et cette simple manie qu'elle remarquait chez lui apaisa son humeur, sans trop qu'elle sache pourquoi.

Embarrassée de lui avoir avoué la gêne qu'elle avait l'impression de représenter, elle changea de sujet.

- Je n'en suis pas sûre, je n'avais pas les idées claires à ce moment là, mais il me semble avoir entendu Ryu vous appeler "Blackstorm" dans la taverne. Pourquoi ce nom ?

Elle espéra ses souvenirs justes, les redoutant déformés par l'ivresse du moment.

Intriguée par le passé de son maître d'arme, Arwen voulut l'inciter à poursuivre, mais elle hésita, soucieuse d'éviter de réveiller en lui des souvenirs douloureux. Elle sentit toutefois que lui était présentée l'occasion d'en apprendre plus sur le jeune homme, et ainsi peut-être de mieux le comprendre.

- Il me serait sûrement possible d'être mise aux faits de cette histoire par le peuple, puisque votre renommée n'est plus à faire. Mais je ne m'y intéresse pas par simple curiosité : vos ressentis et les leçons que vous tirez de ce passé m'importent, j'aimerais les entendre de votre bouche, plutôt que de l'apprendre de façon déformée par des inconnus.

Elle se souvint des premières mentions qu'avait fait Néo de son erreur et de ce qu'il avait perdu, une première fois dans sa chambre, le soir de leur pari, puis dans les marais. De toute évidence, il ne s'était toujours pas pardonné la faute dont il s'accusait, et la jeune femme se demanda si c'était là la raison pour laquelle il ne faisait pas de réels efforts pour combattre la malédiction qui se prolongeait sur son corps.

Les yeux plongés dans ceux du chevalier, elle se leva lentement et l'approcha. L'air grave, elle demanda d'une voix douce :

- Que s'est-il passé exactement, et que vous reprochez-vous, Néo ?

Arwen observa le chevalier s'éloigner d'elle pour perdre son regard à la fenêtre, et écouta son récit avec attention, horrifiée par le passé sanglant qu'il semblait revivre. Lorsqu'il eut finit, elle garda le silence un instant avant de le rejoindre, pressant doucement sa main sur son épaule pour le tourner vers elle. Puis, alors qu'il lui faisait face, elle remonta la main jusqu'à sa joue, attirant son regard dans le sien pour lui parler d'un ton à la fois doux et ferme :

- Dans une situation aussi dramatique, il est humain de réagir de la sorte. La haine, les émotions, les pouvoirs que vous vous reprochez de n'avoir pas su contrôler... il vous aurait fallu être dénué des sentiments mêmes qui font la valeur d'un homme pour être capable de les maitriser, et ce d'autant plus que vous étiez plus jeune encore que maintenant. Vous vous blâmez trop durement d'un acte grâce auquel cet être destructeur a pu être arrêté... et grâce auquel vous êtes aujourd'hui l'homme que je respecte et que j'admire, comme beaucoup d'autres ayant la chance de vous connaitre. Dans votre épée, je vois la force qui me protège constamment des dangers dans lesquels je me perds... Dans votre nom, j'entends l'honneur de chevalier qui vous vaut ma considération... Et dans votre peau, je sens...

Arwen soupira, ferma les yeux et retira sa main du visage de Néo.

- ... la douceur de l'homme que j'aime.

La jeune femme se détourna alors du maître d'arme et avança jusqu'à une chaise où elle s'assit, plus pour se donner contenance et fuir l'expression du chevalier, qu'elle n'osait pas regarder, que par fatigue. Redoutant que celui-ci ne réponde à son aveu par la confession de son indifférence, elle poursuivit avant qu'il n'en ait le temps :

- J'espère que vous réaliserez assez tôt la rédemption que vous méritez et que vous vous pardonnerez à vous-même vos fautes, Néo. A trop vous perdre dans un passé douloureux, vous risquez de passer à côté de l'importance et de la beauté des instants présents.

Prise de court par la réponse du chevalier, Arwen leva les yeux vers lui et lui adressa un sourire indulgent.

- Je vous ai exprimé mes sentiments parce qu'il me semblait nécéssaire d'opposer à l'image réductrice que vous semblez avoir de vous même une vision plus juste de l'homme que vous êtes. Je n'avais pas la prétention d'attendre de vous un retour réciproque, Néo.

La jeune femme s'étonnait même que le maître d'arme n'ait pas fermement repoussé ses avances. Elle l'avait jusqu'alors pensé embarrassé des sentiments qu'elle lui portait et l'indécision qu'il exprimait lui apparaissait moins pessimiste que la franche indifférence qu'elle lui avait prêté.

- Je vous suis déjà énormément reconnaissante de votre implication en tant que maître d'arme. Et si l'attachement d'une compagne ne vous intéresse pas, eh bien je me contenterai de la dévotion à laquelle me restreint mon statut d'élève.

Elle se leva enfin de sa chaise et fit quelques pas en direction de la porte, avant de se retourner, semblant se rappeler un détail omis :

- Ah, et... ne vous inquiétez plus de mes déplacements désormais. Je ne vous embarrasserai plus de mes sorties inconsidérées, celle d'aujourd'hui m'a convaincue de la prudence à respecter. Je renonce à m'exposer au soleil en dehors de mes entrainements, vous n'aurez donc plus à tolérer ma compagnie de l'aube au crépuscule. La salle d'entrainement de cette auberge offre suffisamment d'ombres pour que j'aie à m'occuper autrement qu'en vous dérangeant.

A ces mots, la kendoka quitta la chambre et attendit que le chevalier ne la rejoigne pour la fermer à clé. En vérité, il lui était difficile de concéder les déplacements extérieurs que lui permettaient les ombres du chevalier, et pressentait vite regretter la lumière du soleil qu'elle ne pourrait plus approcher, loin de Néo. Mais la responsabilité qu'elle avait imposée à ce dernier de la protéger d'un accompagnement constant la culpabilisait de plus en plus, et elle sentait qu'elle prenait la décision qu'elle aurait dû accepter dès le début.

Arwen hésita un instant, puis ajouta avant de partir :

- Au risque de vous paraître indiscrète, je me permettrai une dernière question, quant à votre passé... Ne pensez-vous pas que la vie qui vous a été épargnée par le sacrifice de votre soeur prendrait plus de sens dans le bonheur qu'elle espérait vous permettre plutôt que dans les remords dont vous vous accablez ?

Elle ne laissa pas le temps au calyptien de lui répondre et tourna aussitôt les talons pour pénétrer la salle d'entrainement de l'auberge, d'où provînt, peu après, ses provocations adressées aux occupants qu'elle avait rejoint.