Un verre en votre mémoire

Près d'une semaine, maintenant. Mais il semblait que le temps s'était figé pour prolonger le cauchemar irréel qui l'accablait. Plus rien n'avait de sens, plus rien n'avait d'intérêt depuis sa disparition. Elle restait recroquevillée sur elle-même, fixant sans le voir l'horizon à sa fenêtre. Tout comme le jour précédent, et celui d'avant, et six jours plus tôt... La douleur d'avoir perdu l'une des personnes qui comptaient le plus pour elle, et surtout la honte d'avoir lâchement fuit alors que son maître était attaqué l'avaient profondément choquée. Depuis cet après-midi où un immense brasier avait illuminé le quartier nocturne, c'était comme si son esprit avait brulé avec le vampire : tout ce qui autrefois l'aurait ravie était devenu fade, toute la passion qui l'avait animée et avait constitué sa personnalité si particulièrement acharnée l'avait quittée, et toute la vie qui l'entourait et continuait selon le quotidien l'indifférait. Au fond, elle était aussi morte qu'Alucard...

Un soupir franchit ses lèvres, elle rouvrit les yeux et se leva lentement. Elle avait assez pleuré sa tristesse et sa culpabilité, et son dégoût pour elle-même était suffisamment violent pour qu'elle en vienne à haïr en plus ses propres jérémiades. Elle marcha sans trop savoir où aller, et finit par s'arrêter à la taverne du domaine neutre, où elle resta boire quelques verres jusqu'à ce que la présence des autres clients ne l'insupporte. Elle commanda alors une bouteille dont elle se saisit et quitta l'endroit pour s'éloigner vers le Sahoc. En chemin, elle passa devant l'agence Doppelganger, à laquelle elle tendit à bout de bras sa bouteille de whisky, comme pour trinquer, avant de poursuivre sa route d'un pas titubant.

Lorsque son esprit revint enfin à la réalité, le manoir calciné du comte roumain lui faisait face. L'entrée sans portes offrait la vision d'un intérieur ampli de cendres noires et de petits morceaux de bois éparses. Tout avait brûlé, il ne restait plus rien de l'aménagement qui avait environné sa vie de "colocation" dans un passé pourtant peu lointain. Désespérée à la vue des restes sinistres de la demeure, Arwen lutta contre les larmes qu'elle sentait revenir et avança. Elle traversa le salon poussiéreux, monta les marches de pierres désormais couleur charbon et retrouva la chambre du vampire, dans laquelle elle s'engouffra.

Les flammes avaient consumé jusqu'au cercueil de son maître, elle en fixa les débris noircis avec affliction. Elle aurait aimé pouvoir au moins s'asseoir sur le lieu de repos d'Alucard, comme elle avait l'habitude de le faire auparavant. Lui détestait cela et s'en énervait, évidemment. Elle sourit tristement et finit par s'agenouiller à terre. Puis, elle dé-bouchonna sa bouteille de whisky et tendit en face d'elle le contenant, avant de souffler :

- En votre mémoire...

- A ma santé !!!!

S'exclama joyeusement Alucard en faisant s'entrechoquer sa bouteille de whisky contre le verre de son ami. Il avait réclamé un verre au mercenaire, mais s'était finalement décidé pour la bouteille, laissant à ce dernier le verre servi. Une fois l'alcool consommé, il lança un regard narquois au polymorphe et concéda d'un ton faussement compatissant :

- Oui, je me rends bien compte qu'après un mois de colocation, il t'est difficile de te faire à l'idée que nous nous séparerons à la fin de la journée. Mais tu savais dès le départ que je te quitterai pour lui, mercenaire, c'était convenu. Allons, il est temps d'annoncer mon retour à ma bien-aimée, presse-toi.

Il se leva alors de sa chaise et, une fois protégé par son employé, ouvrit la porte de l'agence, souriant au contact du rayon de soleil qui éclairait son visage blafard. Le manteau blanc qu'avait si impoliment saccagé Ryu le soir de leur rencontre remplaça l'habituel manteau rouge, pour plus de discrétion. Il aurait été bête de gâcher l'effet de surprise qu'il avait escompté tirer de sa mort récente...



Cinq semaines plus tôt, le manoir détruit du mage de sang avait accueilli une vieille amie, venue se recueillir près des restes du cercueil brulé. Elle était restée le temps de finir sa bouteille et de jeter des regards amers vers des objets qui n'étaient plus que cendres, puis elle était partie. Et à peine quelques instant plus tard, une envolée de chauve-souris s'infiltrait aux sons tonitruants de leurs battements d'ailes, se regroupant en une masse sombre qui prit petit à petit la forme d'une silhouette humaine. Celle-ci finit par engloutir complètement les courbes des volatiles, pour donner traits à un homme aux longs cheveux bruns et aux yeux rouges.

Le visage abaissé vers ses paumes ouvertes, il regardait son corps ressuscité d'un air d'incompréhension.

Spoiler:

Que faisait-il ici ? Il leva la tête et observa autour de lui les murs noirs et les cendres virevoltantes. Avait-il enfin suffisamment souffert sous les flammes infernales pour mériter de reposer en paix ? Il écarquilla les yeux, étonné de reconnaitre sous ce sombre décor sa propre demeure, celle-là même dans laquelle il avait péri.

Le souvenir de sa mort surgit soudain dans son esprit hébété, il revit les flammes rouges consumer son corps entier puis s'étendre au manoir. Et ensuite, l'enfer. Car si son corps avait assez rapidement cédé sous l'incendie, son esprit, lui, n'avait jamais cessé d'endurer ce supplice... jusqu'alors. Il y avait tant en lui, pour nourrir le feu qui l'avait torturé dans la mort. Constamment ravivé par la puissance ancienne du vampire, le feu avait consumé avec une persistance cruelle son esprit immortel. Mais il n'existait qu'un seul moyen de mettre fin à son existence et, tout impitoyable que fut le pouvoir qui l'avait torturé tout au long de son trépas, celui-ci n'avait pu éternellement retarder son retour.

Ses sens revenus, Alucard réalisa la légère odeur d'alcool qui imprégnait encore l'endroit. Surpris de cet arôme inattendu, il prit une bouffée d'air et sourit alors, amusé de reconnaitre le parfum d'une kendoka qui, sûrement, avait bu plus que de raison. Une pensée l'arracha à sa distraction. Combien de temps avait-il brûlé dans la mort éphémère dont il venait d'émerger ? Alors qu'il avait d'abord songé aux rumeurs de sa mort par compassion pour ses disciples, son caractère rancunier et cruel dissipa bien vite ses inquiétudes pour lui inspirer les préparations d'un retour digne d'un ancien vampire. Son habituel sourire carnassier lui revint aux lèvres, et peu de temps après, il était en marche vers l'agence Doppelganger, vêtu du même manteau blanc dans lequel il allait justement la quitter ensuite cinq semaines plus tard.

Il était entré sans frapper, traversant la porte d'un pas. Et lorsqu'enfin Ryu se montra, il se présenta d'une légère inclination de la tête, récitant sous la même apparence et sur le même ton qu'à leur rencontre :

- "Mon nom est Alucard, vampire du XVe siècle récemment ressuscité sur Calypta. Et s'il n'est aucun besoin que je ne sois en mesure d'assouvir par moi-même, il n'est toutefois pas impossible que je fasse appel à toi une de ces nuits pour une quelconque mission dont l'accomplissement, seul, ne serait pas aussi exaltant. Plus on est de fous, plus on rit..."

Curieux de la réaction du changelin à son retour soudain et à son salut nostalgique, il attendit sa réponse sans expliquer davantage sa venue.

Je suis Ryu Doppelganger, mercenaire libéral et changelin, pour vous être agréable !
Soyez, mon ami, le re-bienvenu en Calypta ! Vous pouvez user de mes services, et je
serais ravi, alors, d’être votre second fou !

C’est par ces mots que, s'inclinant joyeusement, le changelin accueillit le vampire draculien 5 semaines plus tôt. Le mercenaire l’avait alors hébergé, tout ce temps, aidant Alucard a préparer son retour.. Oui, bon, le vampire n’avait fait que squatter chez lui et boire comme un trou, mais avoir un locataire était une expérience distrayante. Et le petit plan d’Alucard plut a Ryu.

Pour facilité leur communication, un lien de sang avait été créé. Et, aussi fine qu’indétectable, la seconde peau d’Alucard lui retransmettait fidèlement toutes sensations physiques. Lui faisant ressentir la caresse du vent et du soleil tout en le protégeant de leurs effets néfastes. Cette nouvelle peau avait également la particularité de devenir solide sur les points d’impactes, résistant ainsi, localement, a toutes formes d’agressions tranchantes ou perçantes. Le talion par contre avait été ôté, mais il ne tenait qu’a Alucard de le voir mettre sur la cible de son choix.