Le serpent noir

Quittant la ville portuaire, les pirates remontèrent le chemin fréquenté vers la capitale. La grande citée royale ouvrait ses portes sur le domaine neutre, qui au delà de son faubourg et de sa place s’étendait jusqu’au palais. Mais ce n’était pas là la direction d’Etta qui traversa la zone résidentielle en direction du quartier des Fanges, dans le domaine du Sahoc. Coupant par la venelle des vices perdus la rouquine déboucha sur la rue des os, tout près du croisement du coupe-gorge. Elle remonta alors la rue des os jusqu’a l’enseigne de la forge Sayer, la meilleure et la plus renommée des forges calyptiennes.

Nous y sommes. Dit-elle a l’intention d’Arwen. Si l’arme que tu trouve
coûte trop chère je t’avancerais l’or sur ta prochaine solde. Mais n'essaye
pas de négocier avec le maître forgeron, en marchandage c'est une véritable escroc.

Entrant dans la boutique, Etta laissa Arwen regarder les armes exposés sur les établis. Brisban et le reste des hommes attendant dehors.

Bonjour Maître Forgerune !

Arwen s'étonna de la remarque de son capitaine et la corrigea, un peu vexée :

- Je n'ai pas l'intention de trouver une arme ! Je suis venue en faire forger une !

Elle pénétra ensuite avec Mary dans la forge dont celle-ci lui avait tant vanté les qualités. Elle étudia aussitôt du regard les armes entreposées, jugeant d'un air satisfait le travail du forgeron. Lorsque sa supérieure salua ce dernier, elle leva les yeux à la recherche de son visage... qu'elle ne trouva pas ! Étonnée, elle se tourna vers Mary pour imiter la direction de son regard et, comme elle, abaissa les yeux. Son coeur rata un battement à la vue du nain. Quelle amère déception ! Elle s'efforça de ne pas trop laisser paraitre ses préjugés et le salua d'un sourire forcé.

Lorsqu'elle eut l'attention du forgeron, elle expliqua sans détour :

- Maitre nain, je suis venue avec des attentes précises et élevées, dont j'aimerais discuter sans plus attendre, si vous le voulez bien.

Elle lui laissa le temps de répondre, et brandit soudain Gekido, qu'un reflet de soleil parcourait tout au long de sa lame acérée et finement courbée. Elle poursuivit :

- Je souhaiterais un jumeau parfait de ce sabre, à la simple différence des nuances de couleur du fourreau et du tsuka, la poignée, qui devront être noirs. J'attache énormément d'importance à la qualité de mon katana, et n'accepte que la perfection... Mais avant de vous passer commande, il me faut savoir si vous vous pensez capable de reproduire une arme exactement selon les exigences que je viens de vous préciser. Également, pourrai-je compter sur votre loyauté à ne jamais en trahir les secrets de fabrication et à n'en forger pour personne d'autre, à moins que le client en question n'en ai déjà appris la maitrise, comme moi ?

Arwen rangea soudain le sabre serpent et s'interrompit, sans plus rien ajouter. Elle connaissait bien les étapes complexes de la fabrication du katana, mais n'en décrirai pas les subtilités avant d'avoir conclu un accord auprès d'un forgeron qui l'aurait convaincue. Le nain devrait juger de ses compétences au seul aperçu rapide qu'il avait eu de Gekido.

La kendoka réclamait un travail excellent et une fidélité professionnelle indéfectible : elle voulait son arme parfaite et unique. La rareté du katana sur ces terres était à ses yeux un avantage précieux qu'elle tenait à conserver. Elle observait le nain d'un air grave, attendant sa réponse sans trop d'espoir. Sa demande était soumise à des conditions aux attentes particulières et très élevées, elle doutait qu'un simple nain soit capable de lui offrir une telle qualité, et surtout une fidélité à la hauteur de ses espérances. De toute évidence, Mary l'avait dirigée vers la mauvaise forge, et elles devraient aussitôt s'en aller partir à la recherche d'un Maître forgeron digne de ce nom.

Tranquillement occupé a prendre une pause, Olin prit une pomme du panier posé près de lui et se servi de son pouvoir calyptien pour l’alcooliser. Bon, l’alcool était pas de grande qualité, mais fallait s’y attendre avec la magie. Malgré tout, Olin espérait que son sort évolue avec l’usage, et puis les pommes étaient quand même mieux comme ça ! Il fut alors dérangé par l’arrivée de deux clientes.

Etta ! Lâcha-t-il d’un ton renfrogné.

La pirate ne lui était pas inconnue et était l’émissaire noire du Capitaine Teal. Cette dernière revenait périodiquement prendre commande pour son foutu capitaine, achetant de la poudre et des munitions, et parfois même de nouvelles armes a feu. Un accord passé entre Genius et ce forban de Teal empêchait Olin de virer la rousse de sa boutique. Et, il faut l’avouer, les pirates payaient bien. C’était pourtant une visite précoce, normalement Olin n’attendait pas la rouquine avant deux bonnes semaines. La seconde pirate l’éclaira alors sur la raison de cette visite, ce n’était pas l’invention de Genius qu’elles étaient venues chercher, mais son talent a lui.

La grande perche blonde lui était inconnue, c’était la première fois qu’il la voyait. Celle-ci lui exposa sa requête. Une copie ! Cette humaine arrogante lui demandait rien de moins, a lui, que de s’abaisser à faire une reproduction ! Du premier coup d’œil Olin remarqua l’acier qu’il ne connaissait pas. L’arme était d’un genre particulier qui l’intéressa, mais d’une fabrication médiocre. Bien que pas mal pour du travail d’humain, mais même Sayer aurait fait bien mieux que ça. Mitigé entre l’attrait de l’arme et son orgueil il finit par céder au défit. Mais il était hors de question, s’il acceptait, de rendre un travail de moindre qualité. L’arme qu’il forgerait surpasserait largement son original !
Il répondit d'un ton bourru.

Gamine, si y’a bien une chose que je suis sur c’est qu’il y a aucun travail d’humain que j'puisse pas surpasser ! Tu t’es vraiment battue avec c'truc là ? C’est étonnant que tu sois toujours en vie ! N’importe laquelle des armes que tu trouvera ici briserait ta lame sans effort ! Je peux te forger ce que tu me demande, et je respecterais tes conditions. Mais il faudra le payer de prix d’or, et je refuse de bâcler mon travail !

Arwen observa le nain tout au long de sa réplique, d'un air de plus en plus dubitatif. Un long sourire narquois para ses lèvres lorsqu'il eut fini. De toute évidence, elle ne croyait pas un mot des qualités dont il se vantait, mais s'amusait de son arrogance.

- Bien, très bien. Quant pourrai-je revenir chercher ma commande et combien demandez-vous ?

La kendoka proposa de payer une première moitié de la somme en acompte, et la seconde moitié au moment de l'échange. Puis, elle s'entretint pendant une vingtaine de minutes avec le nain au sujet des étapes de forge et des matériaux à utiliser, insistant sur l'importance de l'acier tamahagane et de l'étape de trempe qui déterminait la qualité de la lame et conférait l'élégante et sinueuse ligne hamon, exigeant le polissage méticuleux aux sept pierres différentes, débattant avec lui des meilleurs matériaux à utiliser en remplacement de ceux caractéristiques de son monde natif et précisant enfin son choix d'un katana plus particulièrement forgée pour l'attaque.

A ses yeux, c'était du temps perdu. Le nain n'arriverait pas à lui proposer une arme aussi satisfaisante que Gekido, cela allait de soi. Mais par respect pour Mary, qui l'avait menée jusqu'au forgeron qu'elle considérait le plus, Arwen avait expliqué en détails l'arme qu'elle désirait. De temps en temps, elle avait abaissé un regard complice vers le sabre serpent. La kendoka savait la passion avide des nains pour l'or, et soupçonnait le refus du forgeron à lui rendre sa somme d'acompte lorsqu'elle refuserait son katana insatisfaisant. Mais elle ne s'en inquiétait pas : Gekido se ferait un plaisir de trancher dans le vif si l'argent n'était pas rendu à sa maîtresse mécontente.

Revenir ? Olin toisa Arwen d’un regard de protestation.

Petite, cette arme va être forgée pour toi ! Tu dois assister a sa naissance ! Et tu dois être présente tout le long de sa fabrication ! C’est de cette façon qu’elle te reconnaîtra, et que tu lui donnera son âme. Cette condition est indiscutable !

Si ce qu’elle voulait était une arme forgée pour le tout-venant, Arwen n’avait qu’a choisir parmi celles déjà présentés en stock. Celle qu’il forgerait pour elle serait en parfaite harmonie avec la pirate ou ne serait pas ! Le nain demanda 500 pièces d’or. Rien de moins pour le travail que demandait Arwen. Coût estimé pour une arme spécialisée, plus la création du métal demandé et le mécontentement de copier du travail d’humain. Bien qu’il ne fit pas part de cette dernière excuse ! Arwen lui expliqua alors ce qu’elle savait sur la fabrication du sabre et, allumant une longue pipe dont il tira quelques bouffées, Olin lui demanda ses mains qu’il examina soigneusement pendant presque 30 longues minutes.

L’acier tamahagane fut fabriqué en trois jours, et il en fallut encore 4 alors au nain pour forger l’arme proprement dite. Cette rapidité pourtant n’enleva rien à la qualité de l’arme qui, au contraire, était supérieure a tout ce que la jeune femme connaissait. Le métal était d’une pureté sans pareil, le tranchant plus affûté qu'aucune lame de son monde, et son poids et son équilibre parfaitement adaptés a la main de la kendoka. Lui remettant son arme, Olin demanda alors a Arwen de lui donner un nom. Le serpent noir était né.

Le sabre naquit sous quelques jours, au lieu des mois de travail auxquels s'était attendu son maître. Comme elle l'avait demandé, le katana reptilien était le jumeau opposé de Gekido : aussi noir que son frère était blanc, adapté pour l'attaque comme l'autre l'était pour la défense, Arwen le distingua également par son nom. Puisque le sabre béni symbolisait le défaut qui la caractérisait, la colère, l'un des sept péchés capitaux, alors le serpent jumeau incarnerait la qualité qu'elle pensait également représentative de son caractère, l'une des quatre vertus cardinales. Seigi, le sabre de la Justice.

Le nain ne voulant personne dans ses pattes pour "parasiter" son travail, il convia sans ménagement Etta a attendre dehors jusqu'à ce que l’arme d’Arwen soit finie. N’acceptant dans sa forge que la future maîtresse de l’épée dont la présence était indispensable. Etta en profita pour retourner a Port Plaisance pour faire aiguade et avitailler le navire, notamment en rhum, et assigna Olgin pour attendre Arwen. La ménestrel et le forgeron restèrent enfermés une semaine, au bout de laquelle Etta revint accompagnée de Brisban et de l’équipe d’escorte pour les marais. Les détails de paiement réglés, la capitaine remercia le nain et proposa a sa recrue d’essayer sa lame, l’invitant a tirer l’épée.

Ne retiens pas tes coups. Commenta-t-elle l'air joueuse.
Tu aura permission d’escale à notre prochain port si tu arrive a me toucher.

La rousse n’était pas connue pour retenir ses coups, et tous ceux qui avaient croisés son fer avaient, au mieux, connus une défaite humiliante. S’ils ne repartaient pas infirmes, estropiés ou morts. La proposition de joute surprit autant qu’elle inquiéta les hommes d’équipages présents, mais Etta n’avait pas l’intention de blesser Arwen. La pirate voulais juste permettre a sa dernière recrue d’éprouver sa lame sans retenue. Il y avait cependant peu de chance qu'Arwen arrive à remporter le gage mit en jeu.

Arwen sourit.

- Je n'en avais pas l'intention, capitaine.

Elle attaqua aussitôt, enchainant quelques frappes dans l'attente que la pirate ne réplique. A la moindre offensive offrant une ouverture latérale, elle ferait léviter son adversaire sur le côté afin d'en faire profiter le sabre noir. Le reptile jumeau était incroyablement aisé à manier, plus que ne l'était Gekido. Plus léger et un peu plus long, sa tsuka parfaitement adaptée à la main de la kendoka, il se révéla rapide et agile, prompt à l'attaque comme elle l'avait voulu. Et pourtant... Peut-être n'était-ce que par ce qu'elle l'utilisait pour la première fois, mais Arwen ne se sentit pas du tout en harmonie avec la Justice noire.

Elle le manipulait aussi bien que la Colère blanche, et il obéissait dans sa main avec docilité mais c'était comme si le sabre se soumettait à elle par obligation plutôt que par attachement. Comme Gekido, ce n'était pas qu'une arme : elle pouvait sentir son âme imprégner tout le corps du sabre. Mais la jeune femme ne put s'empêcher de soupçonner que cette âme ne lui fût aucunement liée. Au contraire, elle ressentait presque l'antipathie de Seigi vibrer dans sa main.