Le serpent à bénir [clos]

Agenouillée au sol, le sabre serpent empoigné de la main gauche, Arwen contemplait la lame qu'elle venait de caresser d'un papier de riz imbibé d'huile de girofle. Le nettoyage du katana était un rituel qu'elle respectait régulièrement, autant par souci d'un bon entretien que par besoin d'être apaisée par ses propres gestes, soigneux et maitrisés. Satisfaite, elle se releva et rangea le sabre reptilien dans son fourreau, contre sa hanche.

La kendoka quitta ensuite l'auberge pour se diriger vers les lieux de culte de l'empire, rejoignant la direction que lui avait indiquée un peu plus tôt le chevalier du Sahoc. Enfin... la jeune femme fit un tour sur elle-même, observant d'un air hésitant les alentours qu'elle ne reconnaissait pas. Était-elle encore parvenue à se perdre, malgré la précision des indications de Néo ? Elle soupira, embarrassée. Elle avait attendu le crépuscule pour prendre la route, ne voulant pas obliger son maître d'arme à la guider jusqu'au temple, mais se demandait maintenant si la prévenance qui lui venait naturellement à son égard n'aurait pas dû être pour cette fois ignorée...

Arwen était habituée à se perdre, et ne s'en agaçait presque plus désormais. Néanmoins, elle était partie ce soir là dans une intention qu'elle se sentait pressée d'honorer, et son retard la rendait plus nerveuse encore. Elle redoutait un refus de la part des prêtres, et s'impatientait avec angoisse. Refusant de faire demi-tour pour remettre sa mission à un autre jour, elle s'entêta à avancer au hasard, sa silhouette blanche éclairée par la lumière lointaine du soleil, dont le coucher la prévenait des rayons nocifs.

Alors qu'elle continuait d'avancer dans des directions aléatoires, la kendoka aperçut au loin une elfe qu'elle hésita à interpeller. Elle avait horreur de réclamer des services à des inconnus, et demander son chemin trahirait en plus son sens de l'orientation déplorable, ce qui offenserait sa fierté. D'un autre côté, elle avait besoin de trouver le temple de Gaia et savait ne pouvoir compter que sur elle-même pour y parvenir...

L'hésitation de la jeune femme lui fit perdre du temps et bientôt, l'elfe passa à côté d'elle sans qu'elle n'ait pris de décision. Heureusement, l'inconnue était plus polie qu'elle et la salua, réveillant Arwen de ses débats intérieurs :

- Ah, euh, bonsoir ! Excusez-moi, sauriez-vous m'indiquer le temple de Gaïa, je vous prie ?

Ce n'est qu'alors que la kendoka remarqua la beauté de son interlocutrice, qui lui arracha une expression d'étonnement admiratif. La jeune femme n'avait jamais pu apprécier d'aussi près le charme d'une elfe, et ne put s'empêcher de se féliciter de n'avoir pas demandé à Néo de l'accompagner. S'il avait été à ses côtés, elle n'aurait sans doute pas été capable de contenir sa jalousie et aurait craint l'intérêt de ce dernier pour l'elfe, et ce d'autant plus que les rumeurs le disaient sensible à la splendeur de cette race.

Mais ne sentant pas ses amours menacés par l'elfe, Arwen n'eut pour cette fois pas à calmer d'humeur agressive, elle-même charmée par l'apparence douce et élégante de la calyptienne. Elle attendit donc d'un air poli la réponse de cette dernière, admirant de coups d'oeil discrets les traits de son visage.

L'engouement de l'elfe surprit agréablement Arwen, qui lui sourit avant de corriger :

- Pas exactement une fidèle, du moins pas encore... C'est la première fois que je me rends au temple, je ne suis Calyptienne que depuis quelque temps et méconnais encore trop ses différents cultes pour m'y adonner. Toutefois, des modestes connaissances qui m'aient été partagées du culte de Gaïa, il me semble y reconnaitre la philosophie que j'ai toujours suivi et que j'honore. Si ma visite me le confirme, il y a de fortes chances que nous nous croisions à nouveau dans un futur proche.

La jeune femme interrompit ses explications, craignant d'ennuyer son interlocutrice. Celle-ci se présenta alors, et Arwen reconnut immédiatement le nom familier dont les rumeurs l'avaient prévenue. Étonnée de cette rencontre inattendue avec la rivale qu'elle avait redouté, elle dévisagea avec plus de soin les traits délicats de l'elfe, son sourire s'affaissant à mesure qu'elle en découvrait la perfection. Admirative devant sa beauté et la douceur apparente de sa nature, Arwen ne parvint même pas à s'énerver de sa jalousie, admettant avec rancœur la supériorité de sa rivale, qu'elle-même tendait plutôt à apprécier...

- Enchantée, Dame Archess. Je m'appelle Arwen, et je vous suis reconnaissante de votre escorte.

La kendoka suivit docilement sa guide, prenant pour une fois la précaution de retenir le chemin qu'elles arpentaient tandis qu'elle songeait à la relation qu'avait pu entretenir l'elfe avec son maître. Ce dernier lui avait avoué récemment son inexpérience en relations amoureuses, mais elle ne pouvait s'empêcher de redouter d'éventuels sentiments sur lesquels se seraient fondées les rumeurs. Elle s'apprêta à interroger Archess, mais celle-ci s'intéressa avant qu'elle n'ait pu dire un mot à sa malédiction.

La jeune femme sourit tristement, observant à terre l'ombre qui aurait du se mouvoir avec elle. Étrangement, c'était la première fois que sa malédiction soulevait des interrogations, et cette curiosité, bien qu'indiscrète, témoignait au moins un intérêt qu'elle suscitait rarement, son caractère difficile l'éloignant des amitiés qu'elle aurait pu nouer. Elle répondit donc sincèrement :

- Quelques semaines après mon arrivée sur Calypta, je suis tombée dans les catacombes d'un cimetière, où mon ombre s'est trouvée prise d'un maléfice la poussant à m'attaquer. Je l'ai donc vaincue, terrassant avec elle la protection qui me permettait de profiter de la lumière du soleil. C'est une erreur que je regrette et pour laquelle je n'ai pas encore trouvé de remède, malgré mes recherches continuelles. Je paye chère cette faute aujourd'hui, puisqu'elle me contraint à dépendre de la bonté de mon maître, le chevalier Néo Lightfellow, qui me protège de ses ombres afin que je puisse sortir le jour.

Alors qu'elle avait insisté sur le nom du chevalier, elle avait particulièrement observé l'expression de l'elfe, surveillant toute émotion qu'elle aurait pu trahir.

Arwen ne sut trop comment interpréter l'étonnement apparent de son interlocutrice au nom du chevalier, mais s'inquiéta de l'usage naturel de son prénom qui vint à cette dernière. La jeune femme confirma toutefois fièrement son apprentissage auprès du maître d'arme, sa reconnaissance aisément lisible sur son visage :

- Oui, j'ai eu la chance de bénéficier des enseignements de Néo dès mon arrivée sur Calypta.

Elle avait volontairement trahi son attachement au chevalier d'un ton admiratif, et avait examiné en détail l'expression de l'elfe, y cherchant tout signe éventuel de jalousie ou d'inquiétude. Mais là encore, elle ne parvint à confirmer ni infirmer aucun soupçon. En fait, Archess s'intéressa à un tout autre sujet, préférant l'interroger quant au parti qu'elle soutenait. Étonnée de l'intolérance qu'elle avait cru deviner dans sa question, Arwen répondit :

- Non, je suis du Nieb...

Peu importait à la jeune femme son camp politique ou celui de son entourage, et cette discrimination marquée la décevait un peu de la part de l'elfe, qu'elle avait peut-être trop vite jugée. Ses deux maîtres, qu'elle appréciait chacun autant qu'elle les respectait, appartenaient au Sahoc, et cela n'avait jamais constitué un problème ni pour eux ni pour elle, malgré les avertissements de l'un et les moqueries de l'autre. En revanche, les rares niebiens qu'elle avait rencontré lui avaient paru particulièrement désagréables, et elle s'était finalement sentie moins proche d'eux que des défenseurs du Sahoc.

Alors que la kendoka comparait ses connaissances niebiennes à ses relations du Sahoc, Archess la mena jusqu'à la destination recherchée, et elle releva les yeux pour contempler le temple d'un regard émerveillé. L'accueil des gardes la toucha, et elle rejoignit le lieu de culte avec la sensation de retrouver un endroit familier, naturellement apaisée par le temple et ses fidèles. Intimidée, elle sourit toutefois aux gardes et demanda courtoisement à sa guide de leur traduire ses remerciements, avant de s'étonner de l'appellation qu'ils avaient attribué à cette dernière. "Grande prêtresse" ?

Troublée par la découverte de l'identité d'Archess, qu'elle n'avait supposée que simple disciple du culte de Gaia, elle la regarda un court instant d'un air stupéfait avant de s'approcher d'elle pour lui déclarer, son regard déterminé plongé dans les yeux de l'elfe :

- Dame Archess, votre escorte m'aura favorisée plus encore que je ne le croyais. Je suis venue au temple dans une intention particulière, et ma requête s'adresse à la Grande Prêtresse du temple, que je suis heureuse d'avoir rencontrée un peu avant de venir recourir son aide. Votre nature aimable appelle naturellement à ma confiance, aussi me permettrai-je de vous parler plus directement.

Son visage s'était assombri d'un expression grave et insistante tandis qu'elle laissait ses pensées s'exprimer ouvertement, comptant sur sa sincérité pour convaincre l'elfe.

- Comme je vous l'ai dis plus tôt, mes lacunes m'ont jusqu'alors gardée d'approfondir mes croyances, et je n'ai donc qu'une connaissance très générale des cultes de l'empire. Toutefois, mes principes rejoignent les fondements principaux de la Mère, et c'est dans l'urgence d'un besoin de protection que je trouve cette nuit l'occasion de suivre sa voie. Dame Archess, je vous ai avoué ma dépendance à mon maître d'arme, qui me défend des rayons du jour. Mais la vérité, c'est qu'il me protège également d'ennemis que ma témérité me porte régulièrement à rencontrer.

Je viens donc à vous dans l'espoir d'être mieux armée contre les dangers qu'affronte pour moi Néo, afin d'être plus en mesure de les combattre moi-même, et ainsi de le mettre à l'écart des risques qui ne devraient concerner que moi. Il représente ce que j'ai de plus précieux sur cet empire, le perdre en raison de mon incapacité à me défendre seule me serait insupportable.

Arwen s'inclina devant la prêtresse, et sortit Gekido de la ceinture qui le retenait, l'exposant sans le libérer de son fourreau.

- Je suis portée à parcourir régulièrement le quartier nocturne, et ses habitants sont de plus en plus nombreux à me vouer une inimitié toute particulière. La situation est devenue plus qu'inquiétante ces derniers temps, et c'est pourquoi je me rends avec tant d'empressement requérir la bénédiction de mon arme, qui me serait d'un grand secours contre mes adversaires maudits du Sahoc.

J'ai conscience de vous demander une aide qu'en tant qu'étrangère, je ne suis pas en droit de vous réclamer. Mais je n'ai pas choisi de requérir la bénédiction particulière de Gaia par lubie, son culte m'apparait sincèrement comme le plus propre à incarner mes convictions et mes ressentis. J'ai l'intention de m'intéresser à son enseignement et, si comme je le pressens je retrouve mes valeurs dans son essence, de m'y adonner, indépendamment de la réponse que vous me donnerez. Toutefois, je ne peux pas attendre de vous prouver ma loyauté, je n'en ai plus le temps, et c'est maintenant que j'ai besoin de la bénédiction de la Mère. Je vous prie, Dame Archess, de croire en moi et de considérer ma requête avec indulgence et compassion.

Angoissée de la réponse de l'elfe, Arwen restait inclinée, son regard s'imposant dans les yeux de sa guide, empreint d'une volonté désespérée. Elle pensait chaque mot qu'elle avait prononcé, mais ne savait si ses arguments suffiraient à la prêtresse, ni si sa sincérité lui était parvenue.

Surprise du contact familier de l'elfe, Arwen sentit toutefois son angoisse s'apaiser sous les mains que ses épaules soutenaient. L'aide généreuse qu'acceptait naturellement de lui offrir la prêtresse lui arracha un sourire reconnaissant tandis qu'elle admirait sa bienveillance désintéressée.

La condition à la bénédiction de l'arme laissa la kendoka songeuse un court instant. C'était un compromis qu'elle savait sage et juste, mais il lui était difficile de l'admettre, consciente de sa nature impulsive et rancunière. Toutefois, le souvenir du chevalier s'opposant soudainement à la vampire dégénérée pour la sauver dissipa vite ses doutes. Elle avait besoin d'apprendre à se protéger seule et, de toute façon, les ennemis qu'elle voulait combattre viendraient d'eux-même la provoquer sans qu'elle n'ait besoin d'attaquer. Par ailleurs, c'était là une bonne occasion de s'assagir et de discipliner ses emportements inconsidérés, conformément aux conseils du maître d'arme.

Levant ses yeux azurés qui plongèrent dans le regard d'Archess, elle acquiesça d'un air déterminé et serein, puis confirma son entente par rapport à la condition de celle-ci d'un remerciement sans accent :

- Hannon le.

Arwen tendit l'arme protégée du fourreau reptilien, confiant exceptionnellement son allié le plus fidèle à la prêtresse. Elle n'avait encore jamais accepté que des mains étrangères ne le portent, le seul ayant eu ce privilège étant son maître d'arme, qui s'en était malgré elle emparé lors d'une défaite de sa disciple. Le geste, signe d'une haute considération et d'une confiance assurées, avait donc aux yeux de la kendoka une importance particulière, et elle attendit dans un silence solennel la bénédiction de la dévote, grave et calme.

Bercée par le chant envoutant de l'elfe, Arwen s'émerveilla de la réaction de Gekido au pouvoir de la mère. Elle-même s'était sentie comme directement touchée à l'âme par la voix qui s'élevait et s'adoucissait au rythme d'un air enchanteur et, le katana symbolisant l'essence même de son possesseur, la kendoka le contempla avec admiration répondre en harmonie avec son cœur au chant sacré. L'arme suivait tout simplement les inclinations de l'âme de sa maîtresse, et Arwen eut la certitude que la bénédiction de Gekido l'influencerait également au délà même de la promesse qu'elle venait d'accorder à la grande prêtresse.

Cette dernière lui tendit de nouveau le sabre serpent, qu'elle accueillit d'une prise douce et ferme, aussi soigneuse que de coutume. Arwen leva les yeux et sourit à Archess, avant de lui répondre :

- Et puisse notre rencontre préluder une longue entente, ainsi que mon initiation prometteuse au culte de Gaïa.