Quand la mort chante ... [PV Libre]

- "...ceux qui m'ont entendu n'ont pas vécu longtemps après."

Le sourire du vampire s'élargit. Il rassura la jeune artiste :

- Oh, vous êtes trop sévère avec vous même, je suis certain que vos chants n'ont pu être si douloureux. Et si ce fut le cas, vous avez dû bien vous améliorer depuis, car je n'ai sincèrement pas souffert votre chanson.

La remarque -comme toutes les précédentes d'ailleurs- sembla déplaire à la jeune femme, comme le confirma ensuite l'apparition de feu. La silhouette de flammes rouges et bleues captiva le regard d'Alucard, à qui l'invitation parut si joliment présentée qu'il songea un instant à l'accepter... Mais les blessures causées par le feu lui prenaient toujours un peu plus de temps à régénérer. Or il n'aurait pas été très correct de délaisser sa nouvelle amie alors qu'ils faisaient tout juste connaissance, même temporairement.

Le mannequin à robe bleutée fut soudain pourvu d'un visage exagérément rond, de deux yeux plissés en une mimique appréciative et d'un sourire allongé dessinés en traits de sang sous le sort Calyptien du vampire. Faisant mine de toiser la demoiselle au visage ridiculement tracé d'un air critique, Alucard signifia son refus d'un geste de la main et se justifia auprès d'elle :

- Toutes mes excuses, Milady. Je n'ai rien contre une petite danse, mais je ne suis tout simplement pas homme à me satisfaire de la première cavalière venue... et mon attention tout entière est retenue par une autre. Veuillez ne pas m'en tenir rigueur.

Les gribouillis de sang supposés représenter les yeux de la demoiselle laissèrent alors s'écouler des larmes rouges, comme pour témoigner de sa déception.

Son petit dessin finalisé par ces dernières retouches, le mort-vivant se détourna de la silhouette pour s'adresser de nouveau à l'inconnue :

- Je suis touché que vous vous souciez de ce qui me tient à cœur... et puisque vous m'y incitez et que, de mon côté, j'espérais admirer vos performances, pourquoi ne pas combler nos attentes à chacun en exécutant quelques pas ensemble ?

Sans se départir de son sourire, il s'inclina légèrement et tendit galamment la main vers l'inconnue, attendant avec curiosité son refus ou son accord pour la danse qu'il lui proposait. La situation l'amusait : il ne savait pas du tout à quelle réaction se préparer, et c'en était grisant. La partenaire qu'il s'était choisie semblait avoir un caractère bien trempé, et son esprit dérangé interprétait de cela l'occasion d'un divertissement selon ses goûts.

Directe et froide, mais avec la formule de politesse qui rendait la négation plus cassante encore, la réponse de la jeune femme ne se fit pas attendre. Alucard abaissa la main et se retint de sourire plus largement. Son ravissement face à l'indifférence presque insultante de sa charmante "nouvelle amie" aurait pu passer pour de la dérision, ce qu'il ne voulait pas. Il avait lancé une invitation dans la seule intention de découvrir sa réaction, mais maintenant qu'elle refusait, l'envie de danser avec elle le motivait réellement. Toutefois, les critiques qu'elle lui avait faites étaient sensées : d'une part, il songeait à se présenter un peu tard, d'autre part, l'absence de musique était effectivement à regretter.

Les yeux plongés dans ceux de l'inconnue et le sourire moins moqueur, Alucard posa la main droite au niveau de son coeur et s'inclina de nouveau, dans un geste d'excuse :

- Vous avez raison, je reconnais avoir quelque peu manqué à mes bonnes manières. Ma réputation me dispense habituellement des présentations.

Il se redressa et répondit finalement à la question de son interlocutrice :

- Mon nom est Alucard, "arrivant" partisan du Sahoc. J'occupe la chambre de ce crétin Niebien de Mythril au palais le temps que la reconstruction de mon manoir s'achève et qu'il ait assez souffert ma compagnie pour regretter de ne pas m'avoir plutôt affronté en dehors de ma demeure, comme tout gentleman bien éduqué. D'ordinaire, j'habite le quartier nocturne, comme la plupart de mes compères...

Il étudia l'expression de la jeune femme et marqua une courte pause, lui laissant ainsi le temps de l'interroger au cas où les références qu'il avait employées n'étaient pas partagées. "Arrivant" était le terme employé pour désigner les habitants de l'empire natifs d'un autre monde que celui de Calypta. Le mot était connu des Calyptiens originaires ou des arrivants de longue date, mais si la demoiselle n'étaient pas de ceux-là, elle en ignorait probablement la signification... Sa réaction -ou son manque de réaction- par rapport à ce lexique en apprendrait donc un peu plus au vampire, indirectement. De même, le nom de "Mythril" était plus que réputé sur l'empire. Précepteur de la princesse Amélia et bibliothécaire, son imbécile d'ami était l'une des plus grandes personnalités du Nieb. Enfin, la mention du quartier nocturne et de ses "compères" trahissait évidemment sa nature de vampire, dont il se demandait si la jeune femme avait déjà pu la deviner.

Finalement, il leva l'index, comme pour répondre à une question, et demanda :

- Si vous voulez bien m'excuser un court instant, je vous quitte, le temps de vous laisser vous reposer de ma compagnie tandis que je m'en vais remédier à votre dernière raison de refuser mon invitation.

Sur ces dires, il passa au travers des murs de la salle pour se retrouver dans un couloir du palais, où justement se croisaient des domestiques que les travaux de l'aurore affairaient déjà. Il interrogea rapidement l'un d'entre eux, arrêta le jeune homme que celui-ci lui avait désigné du doigt et l'entraina par le col avec lui jusqu'à la salle de bal. Tremblant et balbutiant des supplications, le domestique semblait craindre de finir en repas. Nul doute que, lui, connaissait bien la réputation d'Alucard...

Mais le vampire n'avait pas soif, et n'aurait de toute façon pas osé s'abreuver à l'un des domestiques de la cour, quoi qu'il ait pu prétendre. Car si les punitions de la reine Celeste ne lui inspiraient aucune crainte, celles de la reine Angélique lui paraissaient redoutables et il n'était pas assez joueur pour vérifier laquelle des deux souveraines sévirait en cas d'agression sur le personnel. Ignorant les jérémiades du jeune homme, il plongea son regard carmin dans les yeux de ce dernier et fit agir ses dons d'hypnose. Les iris du domestique prirent alors une teinte rouge et ses traits se figèrent... avant de se détendre sous une expression calme et niaise. Et tandis qu'il s'éloignait au fond de la salle, Alucard s'approcha de la jeune femme, lui tendit la main comme lors de sa précédente invitation et sourit :

- Maintenant que je me suis présenté selon les convenances et que la musique appelle à la danse... accepteriez-vous d'être ma cavalière le temps d'un morceau ?

Les premières notes jaillirent du piano devant lequel s'était installé le pauvre domestique hypnotisé depuis le fond de la salle, annonçant une valse douce mais rythmée. Devinant les réticences de sa compagne, le mort-vivant promit, amusé :

- Je me comporterai en parfait gentleman, vous avez ma parole.

Puis, après réflexion, il ajouta :

- Tout du moins tout au long de la danse.

Un sourire victorieux trahit un bref instant les canines du vampire alors qu'il refermait sa main sur celle de sa cavalière. Il dut réprimer une irrésistible envie de rire à la remarque de cette dernière, qui semblait prendre sur elle-même pour supporter sa compagnie... sans même deviner les efforts qu'il faisait pour se montrer moins désagréable que d'ordinaire. Malgré cela, espérer de lui une conduite exemplaire plus de quelques minutes relevait d'un utopisme, aussi préféra-t-il rester silencieux à sa prière.

Dirigeant leurs pas au rythme de la musique, Alucard conduisait sa compagne avec une assurance naturelle mais dénuée de l'arrogance qui l'accompagnait habituellement. Un flot de souvenirs lointains inonda son esprit, fit céder le présent et le replongea dans un passé depuis longtemps révolu. La salle de bal illuminée aux chandelles de son ancien château dissipa les ténèbres de la salle du palais, les riches vêtements d'Orient qu'il revêtait sous son règne remplacèrent son manteau et son costume victorien, et le visage souriant de sa femme éclipsa l'expression froide de sa cavalière.

- Dites-moi Alucard, depuis combien de temps êtes-vous ici, si ce n'est pas indiscret ?

L'appellation du nom sous lequel il s'était présenté sur Calypta le ramena à la réalité, et l'inconnue blonde retrouva sa place dans ses bras, éloignant le fantôme d'Ileana. Troublé par ses réminiscences, il lui adressa un regard étonné, avant de répondre enfin :

-J'habite Calypta depuis un peu plus d'un an.

Soucieux de ne rien laisser paraitre de son moment de confusion, il s'obligea à sourire à nouveau d'un air décontracté. La question de la jeune femme le surprenait : après avoir exprimé tant de dédain, il ne s'était pas attendu à ce qu'elle montre un semblant d'intérêt pour lui. Il se demanda s'il devait ce léger changement d'attitude au plaisir de danser -à supposer qu'elle puisse effectivement prendre plaisir à danser en sa compagnie- ou à la promesse qu'il lui avait faite de se comporter correctement. Incapable de trouver réponse à cette interrogation, il la questionna à son tour :

- Si je peux me permettre également une indiscrétion... Tout à l'heure, vous avez affirmé que ceux qui avaient entendu votre chant n'avaient pas vécu longtemps après. Dois-je en conclure que j'aurai le plaisir de vous affronter bientôt ? Ou bien me laisserez-vous constituer une exception, et dans ce cas j'aurais à vous en demander les raisons, mademoiselle... ?

Il laissa sa question en suspens, attendant de la jeune femme qu'elle ne la termine elle-même par son nom. Impatient d'entendre ses intentions à son égard, il la dévisageait avec insistance, son sourire de façade remplacé par un sourire réjoui. Au delà du fait contradictoire d'énoncer l'éventualité d'un combat alors qu'en cet instant il dansaient ensemble paisiblement, le vampire s'amusait d'avance de la façon dont leur rencontre pourrait tourner. Ou bien la demoiselle annoncerait un combat -et alors cela lui ferait une distraction de plus pour égayer sa matinée- ou bien elle prendrait une décision contraire à ses habitudes pour lui, et elle devrait lui expliquer les raisons plus qu’intrigantes d'une telle exception.

La franchise de Lullaby quant à ses raisons de vouloir l'épargner surprit son cavalier, dont le regard interloqué trahit l'étonnement. Il ne l'aurait pas crue capable de parler de lui autrement que par le sarcasme. Or, il n'en avait pas senti dans le ton de la jeune femme lorsqu'elle l'avait qualifié d'"intéressant". Elle l'avait également inclus dans ses "victimes". Là encore, c'était un qualificatif auquel il n'était pas habitué ! Après tout, pourquoi pas ? Il serait bien curieux de vérifier cette appellation !

Répondant à sa question au sujet d'un éventuel affrontement, Lullaby crut bon de lui rappeler le lieu dans lequel ils se trouvaient. Et ce à juste titre. Alucard avait eu de la chance, d'avoir échappé à l'autorité divine lorsqu'il avait vidé de leur sang la majorité des plus beaux étalons de l'écurie royale. Il avait eu de la chance de pouvoir ressortir sain et sauf des cachots de la reine Angélique. Il avait eu de la chance de ne pas avoir réveillé la déesse alors qu'il avait hurlé en pleine nuit dans les couloirs des appartements du palais. Et il avait également eu de la chance qu'elle ne se soit pas énervée lorsqu'il lui avait directement envoyé une idiote d'arrivante pleurnicheuse dans le seul but de s'en distraire. Mieux valait peut-être ne pas pousser sa chance plus loin. Mais enfin, heureusement, le palais royal n'était pas son seul terrain de jeu !

Il acquiesça la tête d'un air entendu, et répondit finalement :

- Je songeais effectivement au genre d'affrontement qui pourrait démolir le palais... Mais j'apprécie toute sorte d'affrontements, alors quel que soit celui qui vous tentera, considérez-moi comme votre partenaire consentant.

Son sourire s'élargit tandis qu'une lueur de malice éclaira son regard. Un nouvel air de piano lui fit changer de rythme, il resserra son étreinte, narguant sa cavalière qui semblait pressée d'en finir. Elle confirma son impression d'un sarcasme, auquel il répondit en se penchant vers elle pour susurrer à son oreille d'un ton narquois :

- Si l'on ne devait se séparer qu'après que vous m'ayez épuisé, alors nous ne nous quitterions jamais : j'ai une endurance à toute épreuve...

Sur ce dernier sous-entendu lubrique, il se redressa et dansa encore quelques pas avant de reprendre :

- Mais si vous vous fatiguez de danser, nous pouvons quitter le palais et aller nous divertir ailleurs. Je propose que nous nous aventurions dans des contrées plus sauvages où nous pourrions combattre selon nos envies sans nous soucier de fâcher la reine.

Il prit soin de ne pas préciser l'adversaire qu'ils pourraient combattre. Cette imprécision permettrait à la jeune femme de choisir d'affronter le vampire ou bien une autre victime qu'ils croiseraient en chemin. Pour sa part, il se distrairait autant à se battre contre elle qu'à ses côtés, aussi n'avait-il pas de préférence.

- Nous pourrions défier les mages en visitant leur bois si honteusement gardé de la communauté...

Sa main délaissa le dos de sa cavalière et il esquissa un pas sur le côté, s'éloignant d'elle sans pour autant lâcher la main qu'il tenait.

- Nous pourrions chercher querelle au milieu de la plaine des duels...

Il revint faire face à sa partenaire et sa main retrouva sa place initiale dans son dos.

- Nous pourrions nous perdre dans les ténèbres de la forêt des frayeurs...

Il la fit tournoyer sur elle-même, admirant au passage la gorge découverte que laissèrent entrapercevoir ses cheveux soulevés dans le mouvement.

- Nous pourrions gravir les hauteurs du Mont Flamess...

Abruptement, il la ramena dos contre lui, ses bras enlacés autour de sa taille et ses mains refermées sur les siennes. Le morceau se termina au même instant, mais il ignora le suivant pour garder sa position actuelle, le visage au dessus de l'épaule de Lullaby. Il conclut finalement d'un ton désintéressé qui contrastait avec celui, plus sensuel, qu'il avait employé pour ses précédentes suggestions :

- Ou alors nous pourrions tout simplement manger au Ténébros, si vous n'êtes pas d'humeur à prendre des risques.

De toute évidence, cette dernière éventualité le tentait moins que les autres. Il était habitué au pub du Sahoc et s'y rendait régulièrement, la diversité de ses alcools ne suffisait plus à le distraire. Il attendit néanmoins sans plus de commentaire la décision de Lullaby.

Alucard, dont l'esprit s'était concentré sur les fantasmes de leur promenade dans la plaine ensanglantée -dans sa plaine-, fut ramené à la réalité par une plainte sarcastique de sa prisonnière. Il la relâcha. Quoi qu'elle put prétendre, la demoiselle avait fait un choix qui allait, malgré elle, la présenter en divertissement. Préférant lui en laisser la surprise, le vampire ne la contredit toutefois pas sur ce point...

Lullaby l'interrogea alors sur le degré d'alcool des boissons du pub. Son apparente appréhension l'étonna, bien qu'il n'en montra rien. La demoiselle était-elle donc si sensible aux altérations provoquées par l'alcool ? L'information présentait un intérêt nouveau qui le fit hésiter sur la destination pour laquelle il s'était décidé. Tout en réfléchissant, il mentit distraitement :

- Hmmm, oui, les boissons du Ténébros sont relativement faibles en alcool : les habitants du Sahoc s'affrontent bien assez régulièrement au pub pour qu'il soit nécessaire d'ajouter à leur caractère violent les dangers de l'alcool en plus.

Il finit par conclure :

- Eh bien, je ne vois pas en quoi l'un nous empêcherait de nous rendre à l'autre : partons nous promener sur la plaine jusqu'à ce que la faim nous oriente vers le pub. Je me débrouillerai pour y rassembler tous vos morceaux.

Il marcha en direction des portes, s'apprêta à sortir, et se retourna soudain vers Lullaby :

- Vous êtes habituée à monter à cheval ?