Justice imprégnée de sang [pv Gaerty]

Les deux premiers jours de congé d'Arwen s'étaient écoulés particulièrement vite. Le premier avait servi à l'exaucement d'un souhait, auquel elle rêvait depuis près de deux ans : son ombre lui avait été rendue. Et le deuxième lui avait permis de fêter dignement cet évènement tout au long de la journée, se pavanant au soleil la matinée, surprenant Alucard l'après midi à la lumière du jour et forçant Mythril à boire, Platina à chanter le soir en s'efforçant de ne pas trop penser à l'absence de Doushi, dont il ne l'avait pas prévenue et qui la vexait autant qu'elle l'inquiétait.

Au troisième et avant dernier jour de congé, la kendoka reprit ses habitudes et s'entraina au sabre. Pourtant, au bout de quelques heures, elle interrompit ses exercices et s'assit dans les airs, songeuse. Elle s'était forcée à prendre cette fois Seigi, le sabre noir, pour son entrainement, car elle utilisait Gekido aussi souvent qu'elle le pouvait, dédaignant le katana de Justice. Mais cet instant prolongé avec le serpent d'attaque lui avait confirmé les ressentis qu'elle avait soupçonnés depuis son acquisition : elle n'était pas attachée à Seigi. Pas comme elle l'était à Gekido, tout du moins.

Seigi était parfait. Sa qualité était d'une supériorité indiscutable, résultat du travail du meilleur forgeron de l'empire. Son apparence reptilienne, délicate et sombre, était telle qu'elle l'avait voulue. Sa constitution tout entière, du début de sa tsuka à la pointe de sa lame, était adaptée sur mesure aux talents et au style de son Maître. Arwen ne lui trouvait pas de défaut. Pourtant, le sabre et sa kendoka n'étaient pas liés. Gekido restait la seule arme que la jeune femme préférait et considérait comme une part d'elle.

Arwen réfléchit un moment, silencieuse face au sabre que sa main tenait élevé devant elle, à hauteur de ses yeux. La réponse aux raisons de sa frustration et de son détachement par rapport au sabre noir pourtant conforme à ses exigences lui vint alors. Gekido était la réplique réelle d'un cadeau offert par le plus proche parent d'Arwen, un sabre de décoration. Le tout premier et le plus beau don que lui avait fait celui qu'elle considérait comme son frère aîné. Elle y était donc liée par les sentiments. Par ailleurs, le sabre blanc avait été béni par la grande prêtresse du culte auquel elle se vouait, il était sa protection contre les êtres maléfiques, et le représentant de sa foi. Seigi, lui, malgré ses nombreuses qualités, n'était imprégné d'aucune distinction liée aux sentiments de son Maître.

Imprégné... Le mot surgi dans son esprit lui rappela l'imprégnation de sang qui liait les vampires à leurs proches humains, et lui inspira une initiative. Elle se concentra pour appeler Alucard, et lui demanda de l'informer au sujet de l'imprégnation de sang sur une épée. La voix de son Maître, grave et agréable, lui parvint dans son esprit :

- L'imprégnation de sang sur une épée conférerait à celle-ci une agressivité mortelle et irrévocable... Comprends moi bien, nécrophile, la frappe d'une lame imprégnée par le sang ne serait pas l'équivalent de la frappe d'une lame bénite, comme tu sembles le penser. Ton sabre béni atteint dangereusement les créatures maudites, en aggrave les blessures... Un sabre imprégné par le sang tuerait au moindre contact direct, sans même besoin de trancher la chair. Il affecterait le sang de la victime tel un poison mortel qui s'étendrait inexorablement. Le sang infecté en est comme pourri, vidé de la vie même qu'il est censé apporter au corps. L'utilisation d'une arme imprégnée ne peut servir que des fins meurtrières, nécrophile, car l'imprégnation du sang est seulement capable de tuer, non de blesser... A moins bien sûr que tu ne t'attaques à des créatures de sang : ta lame blesserait mais sa magie pourrait les régénérer.

La voix se tût, laissant à Arwen le temps d'une profonde réflexion. Les effets que lui décrivait Alucard étaient bien plus redoutables que ce qu'elle s'était imaginé, et impliquaient de très lourdes responsabilités. Le mage de sang reprit, répondant à l'interrogation qui venait de lui traverser l'esprit :

- Oh, bien sûr que j'accepterais ! Avec grand plaisir, même... Mais ne te méprends pas, nous ne nourrissons pas tous deux les mêmes intérêts : les morts qu'une telle lame accumulerait me seraient un plaisant divertissement. Quant à toi, tu ambitionnes de servir l'idée que tu te fais de la Justice, et pareille puissance mortelle pourrait aisément se retourner contre toi. La moindre erreur torturerait horriblement ta conscience à jamais - et crois moi, les erreurs sont très probables avec une arme imprégnée, même tenue dans des mains expertes. Demande-moi d'imprégner ta lame de sang, et je le ferai, nécrophile. Mais ne viens pas à moi sans la certitude inébranlable de tes souhaits, car mon cadeau serait irrémédiable, et je n'accepterais pas que tu te défasses d'un don que je t'aurais généreusement fait ! A bientôt, alors, je suppose ?

Un grand éclat de rire frappa l'esprit de la kendoka, qui plaqua les mains sur ses tempes en grimaçant. Un peu secouée par les mises en garde de son Maître, elle considéra avec appréhension l'imprégnation de sa lame. Elle avait tenu sa promesse de ne pas attaquer avec Gekido, épargné les vies qu'elle avait considérées le mériter, et tué sans regret de dangereux ennemis. Elle travaillait sans cesse sa maitrise d'elle-même et progressait beaucoup. Elle se pensait donc capable de manier sagement un sabre imprégné par le sang... mais les risques étaient trop lourds pour qu'elle prenne pareille décision parce qu'elle s'en pensait capable. Il fallait qu'elle en soit certaine.

Après une longue marche depuis le palais de Mirastrasa jusqu'aux lieux de culte, Arwen s'arrêta. Elle n'était jamais allée au temple de Gaerty et en ignorait l'emplacement exact. Elle alla interroger les elfes du temples de Gaia, qui lui indiquèrent un temple à proximité. Un peu hésitante, la jeune femme pénétra dans le temple de la divinité du temps. Intimidée par la nature sacrée du lieu et sa propre ignorance, elle s'avança sans trop savoir quoi faire pour attirer l'attention de la déesse selon les coutumes qui s'imposaient. Les prêtres présents auraient certainement pu la renseigner, mais Arwen, peu sociable, n'aimait pas s'adresser à des inconnus. Elle préféra parcourir lentement le temple dans l'attente de l'apparition de la déesse. Si après plusieurs heures écoulées celle-ci ne se montrait pas, la kendoka se forcerait alors à parler aux prêtres...

Comme la première et seule fois où elle avait rencontrée la déesse, Arwen ne perçut sa présence qu'au dernier moment, alors qu'elle était déjà proche d'elle. C'était toutefois la première fois qu'elle entendait sa voix, car elle n'avait rien dit, au moment de son combat contre Proda. Reconnaissante à la divinité d'être venue vers elle, elle lui sourit timidement et s'inclina. Elle hésita à se présenter avant d'expliquer sa requête, devinant que la gardienne du temps savait déjà qui elle était, mais décida finalement de le faire, par simple politesse :

- Je m'appelle Arwen Blacksoul, je suis une élève de Néo Lightfellow. Je suis venue chercher des réponses, tenter d'éviter des erreurs futures... Je pense que vous êtes la seule qui en sache assez pour me permettre de prendre la bonne décision.

La kendoka se sentait embarrassée de retenir Gaerty, une divinité, pour des inquiétudes qui devaient lui paraitre bien puériles, mais elle lui adressa tout de même un regard franc tout au long de ses explications :

- J'ignore si mon existence aura la moindre importance dans le futur qui se dessine, alors peut-être vous ai-je dérangée pour des raisons finalement bien futiles à côté des devoirs dont vous êtes chargée... J'en suis désolée. Mes actes n'influenceront sûrement pas le cours du temps, mais aussi insignifiants soient-ils, je voudrais au moins les diriger vers une voie juste et noble. Alors j'espérais que vous accepteriez de me dire...

Elle saisit Seigi hors de sa ceinture sans ôter son fourreau, le présentant à deux mains devant la déesse.

- ... si l'imprégnation de cette arme par le mage de sang serait une décision que je regretterai par la suite ? L'arme versera-t-elle le sang d'une vie que j'aurais voulu et dû épargner ? Une vie que ce sabre n'aurait pas prise sans son imprégnation ?

-"La blessure infligée sera magique... une insinuation profonde et majeure, destructrice même, d'un élément magique dans la peau d'un adversaire..."

Plongée dans ses pensées, la kendoka ne répondit pas. Mais elle eut beau se répéter intérieurement les mots de la divinité, aucun d'entre eux ne lui inspira de décision sûre. Elle se sentait tout aussi incertaine qu'à son arrivée dans le temple. Gaerty lui avait évoqué des possibilités qu'elle avait déjà envisagées, des mises en garde contre lesquelles elle était déjà avertie.

Ta "Justice" nécessite-t-elle la mort de ton ennemi...?

Parfois, oui... Souvent. Car elle ne considérait pas à la légère ses inimitiés : ceux qui étaient parvenus à devenir ses ennemis ne l'avaient pu que pour des raisons qui d'après elle méritait la mort. Par ailleurs, comme l'avait elle-même expliqué la déesse, une mort changeait bien des destins. Une mort pouvait sauver à elle seule beaucoup de vies innocentes. En tuant, une arme protégeait également, selon la victime qu'elle faisait. Mais toute la question était de savoir si Arwen était assez mûre et maitrisait suffisamment bien son sabre pour le diriger uniquement vers de tels ennemis. Et de cela, la gardienne du temps n'avait rien affirmé.

Gaerty lui avait bien prédit une victime potentielle du sabre, mais elle s'était contentée du qualificatif d' "adversaire", sans préciser s'il s'agirait d'un innocent dont elle regretterait la mort ou d'un ennemi sans lequel des vies seraient épargnées. Déçue, Arwen s'apprêta à remercier la déesse et quitter ensuite le temple, lorsque celle-ci évoqua une possibilité qu'elle ne comprit pas.

- Pardon, je ne crois pas connaître cette autre mère dont vous me parlez. Pouvez-vous m'en dire plus à son sujet ?

Même lorsque la déesse lui répondit, Arwen n'eut pas le moindre souvenir du cours de Néo. Son attention, à ces moments là, s'était reportée entièrement sur son professeur, plutôt que sur les leçons elles mêmes. Elle accueillit donc l'explication de Gaerty d'un hochement de tête, l'air songeur, comme si le chevalier noir n'avait jamais mentionné Thémis et qu'elle en apprenait tout juste l'existence.

Cette fois, pourtant, la description de la déesse de Justice l’intéressa sérieusement, au point qu'elle décida de se rendre à son temple sitôt son entretien avec Gaerty terminé. Alors qu'elle considérait déjà sa visite avec impatience, la divinité du temps la surprit d'un contact direct sur son front, avant de proférer une prédiction vague, dont la seule évocation précise fut le conseil qui l'accompagna. Le coeur battant, Arwen oublia tout de la retenue dont elle s'était promis de faire preuve auprès de la déesse et au lieu d'éviter les questions dont elle avait voulu l'épargner, l'interrogea dans un souffle, son calme totalement dissipé sous un air désormais inquiet :

- Néo retrouva donc bientôt la mémoire ?! M'en voudra-t-il au point de refuser de jamais me revoir ? Combien de temps lui reste-il exactement ? Y a-t-il quoi que ce soit que je puisse faire pour retarder sa mort ?

Frustrée par la réponse trop vague de Gaerty à ses questions désespérées, Arwen lui adressa un regard insistant, espérant la convaincre de s'expliquer sans détours. Mais celle-ci lui décrivit le temps comme un défilement de possibilités et d'éventualités dont elle ne pouvait déterminer avec précision un futur certain, détrompant la notion de destinée inéluctable qu'en avait la kendoka. Puis, elle lui fit part de conseils auxquels la demoiselle réfléchit mais sans vraiment les comprendre.

"Ne repousse pas ceux qui croient en toi". Quelles étaient ces personnes qui "croyaient en elle" ? Aucun visage, aucune image d'une telle personne ne lui vint à l'esprit. Elle n'avait d'ailleurs pas souvenir d'avoir repoussé quiconque, à l'exception peut-être d'Alec et Milly... La déesse évoquait-elle la confiance de personnes qu'elle rencontrerait plus tard ? Incapable de voir clairement dans les conseils de la déesse, Arwen décida de les garder dans un coin de son esprit pour y songer lorsque le moment lui paraitrait propice.

- Je suppose que je comprendrai vos paroles le moment venu. Je l'espère... Merci pour vos réponses patientes. Je vais me rendre au temple de Thémis, je vous suis reconnaissante de m'avoir informée à son sujet.

La kendoka s'inclina devant la divinité du temps, la salua d'un murmure timide et quitta son temple, pour retrouver ensuite celui de la déesse de la Justice.